Compte-rendu de conférence, mardi 16 mars 2021, ENSArchitecture Nancy.
Julie Beauté est doctorante en philosophie contemporaine, à l’ENS Ulm / PSL.
Pour construire son propos, Julie Beauté s’inspire et s’appuie sur l’ouvrage Une écologie Décoloniale[1] de Malcolm Ferdinand. S’appuyant sur les propositions de cet auteur, elle propose trois nouvelles manières de penser pour naviguer au cœur de la « tempête moderne » que celui-ci décrit. Il s’agit d’abord de penser ensemble, et non de manière dissociée, la fracture environnementale qui établit un rapport hiérarchique entre des humains et les animaux, et la fracture coloniale qui, au sein des humains, oppose l’homme blanc diplômé et ses subalternes. Elle propose ensuite de penser l’écologie depuis le monde caribéen et ses DOM TOM méconnus de la France métropolitaine, en mettant en œuvre une justice épistémique, c’est-à-dire qui prenne en considération la capacité de tous les individus à produire du savoir. En cela, elle se situe du côté de l’éco-critique post-décoloniale. Enfin, elle propose d’arrêter de penser que la Terre est notre maison : elle ne nous appartient pas en propre. Il s’agit donc de construire un cosmopolitisme conçu comme un horizon de partage, de rencontres et de relations sociales et politiques entre humains et non-humains.
Sur cette base, Julie Beauté nous explique que le geste principal de la colonisation est déjà contenu dans l’acte d’habiter : celui-ci établit en effet des frontières entre ceux qui habitent, les colons, et ceux qui n’habitent pas, les esclaves. Ceux-ci subissent une non-habitation dont les « fondements » sont non seulement l’usurpation des terres, le défrichage, et la déforestation, le massacre et les violences envers les amérindiens, mais aussi la nomination des lieux. Ces dominations et impositions prennent les « formes » de l’esclavage et de l’asservissement, mais se traduisent également par la parcellisation et la plantation des terres. Selon Julie Beauté, l’habiter colonial est donc un impérialisme écologique, politique, socio-économique et ontologique, qui crée à la fois des ruptures écouménales (perte de croyances et de récits) mais également des ruptures paysagères et biodiversitaires.
Julie Beauté précise les cinq éléments qui composent cette approche théorique de la domination : la dénégation ou l’expropriation, le remplacement de la relation que les autochtones entretenait avec leur territoire par une dépendance au colonisateur ; l’exclusion radicale (hyper-séparation par la hiérarchisation des identités, l’une prenant le pouvoir sur l’autre) ; l’homogénéisation par le stéréotype (négation des identités individuelles, les dominés sont une collectivité anonyme) ; l’instrumentalisme (objectivation du dominé par le dominant) ; et l’incorporation (définition rationnelle de l’un uniquement par rapport à l’autre).
Ces constats la conduisent à reprendre la critique que fait Malcolm Ferdinand de l’anthropocène, une appellation qui met l’Homme au centre du monde en « effaçant » le passé. Il propose plutôt d’utiliser le terme de « plantatiocène » – en référence à la plantation coloniale, et donc à son habiter – un mot qui permet d’identifier plusieurs mécanismes de domination et ce à différents niveaux : matériel, historique, géographique, politique et cosmopolite.
Comprendre les processus à l’œuvre dans ces dominations multiples permet d’envisager des manières de décoloniser notre pensée. Pour Julie Beauté, cette remise en cause profonde nécessite de favoriser l’écoute et la rencontre, et de relocaliser nos concepts dans une pensée anticoloniale. Elle est l’occasion de dénouer le centrisme occidental, en réinventant notre sensibilité au monde vivant, en pensant « situé », et en élaborant des imaginaires contre-centristes. Il s’agit ainsi de contourner la cécité morale et culturelle moderne (androcentrisme, anthropocentrisme, ethnocentrisme, eurocentrisme…). Le fantasme de la séparation produit par ce centrisme et par le capitalisme qui lui est consubstantiel, fabrique un monde sans lien. Comment passer de ce monde de déliaisons à un monde de liaisons, et ainsi « faire monde » ? Selon Julie Beauté, une pensée multidimensionnelle qui s’oppose au modèle du maître, et où la nature puisse pleinement prendre sa place, permettrait de décrypter les systèmes de dominations et d’oppressions qui s’opèrent, et de les contourner pour faire liens.
En remettant en perspective écologie et décolonialisme et architecture contemporaine, elle s’interroge sur l’existence d’une hégémonie dominatrice au sein de la discipline architecturale. Comment mettre en place une épistémologie décoloniale de l’architecture ? Selon elle, penser avec les concernés, qu’ils soient humains ou non, et ne pas faire de distinction entre connaisseurs et non-connaisseurs, pourrait construire une architecture du décentrement. Dans cette perspective, Julie Beauté entame la critique même du gouvernement du processus de projet : dans cette société hyper-projective, où la planification intensive du territoire comptabilise le vivant, comment regarder et penser depuis les concernés ? Selon elle, c’est par les épaisseurs temporelles de l’architecture que nous pouvons y parvenir ; par le temps des matériaux (préexistants), le temps du chantier (confrontation, fracture, conceptualisation et réalisation) et le temps des récits (inscription de l’architecture dans les temps longs). Ce sont les histoires attendries, sans héroïsme et vivantes, qui élargissent les sujets de discussion. Pour faire naître celles-ci et faire émerger de nouveaux points de vue, Julie Beauté propose la narration collective comme outil de conception et de production potentiel dans l’architecture. Elle peut permettre de penser et de savoir « situé », d’expliquer d’où provient la connaissance que nous produisons, et que les personnes concernées ne soient pas dépossédées de leur culture.
[1] FERDINAND Malcolm, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, éd. Seuil, 2019, 464 pages.