Que bâtir à partir des savoirs écologiques autochtones? Ou de la pertinence du bricolage en des temps bouleversés // Marin Schaffner

Compte-rendu de conférence, mardi 23 mars 2021, ENSArchitecture Nancy.

Marin Schaffner, ethnologue de formation, est auteur, traducteur et éditeur chez Wildproject.

Depuis des millénaires, les sociétés humaines ont habité des milieux hautement variés, les détruisant rarement, et inventant au contraire des manières d’y vivre adaptées aux réalités locales, ainsi que des myriades de techniques et de pratiques dont nous héritons aujourd’hui encore. Marin Schaffner propose de réfléchir aux manières de repartir de ces savoir-faire immémoriaux – qui utilisent les ressources du milieu en fonction des besoins du peuple, de la communauté qui l’habitent – pour penser une écologie décoloniale adaptée à notre temps.

Les techniques, savoir-faire et façons d’habiter le territoire des autochtones relèvent bien plus d’une adéquation technique que d’un progrès technique[1]. Marin Schaffner nous explique tout d’abord que si nous voulons nous intéresser à ces savoir-faire pour nous en inspirer, il nous faut alors repenser l’idée même de « progrès » – un concept capitaliste et monoculturel – mais il nous faut aussi questionner les principes d’« innovation » et de « transition » qui lui sont aujourd’hui associées.

Marin Schaffner propose ensuite de réfléchir aux manières de lier les savoirs des autochtones et des modernes, pour construire en limitant l’impact sur notre environnement. Pour lui, en s’inspirant de l’immémoriale sagesse humaine et en interagissant avec leur milieu, les sociétés autochtones nous montrent l’art de « faire avec », et non pas contre ou malgré l’existant. Cet art de « faire avec », qui se base sur les relations localisées qu’entretiennent tous les vivants, et sur leurs savoirs constitués au sein de leur milieu de vie, sait aussi faire avec l’indomesticable. Marin Schaffner donne l’exemple d’un pont vivant constitué de racines d’arbres et fabriqué sur dix ans, et l’oppose à la digue de dix mètres de haut construite par le modèle occidental pour répondre au tsunami de Fukushima. Selon lui, la domination que les modernes tentent d’exercer sur leur environnement n’est pas une réponse pertinente pour résister aux désastres actuels et futurs – qu’ils soient climatiques, culturels, biologiques… Par contre, lutter contre la prétention autoritaire des sciences modernes en décolonisant nos savoirs et nos imaginaires par une expérience sensible du vivant pourrait l’être.

Marin Schaffner termine par une question : comment, aujourd’hui, dans un contexte de perte de diversité autant culturelle que biologique, produire une architecture sans avoir une attitude extractiviste ? À son sens, les pensées du « bricolage » et l’idée de « sauvage » (au sens de quelque chose que nous n’essayons pas de domestiquer et/ou de dominer) permettent de réinterroger le dualisme nature/culture qui structure nos manières d’interagir et de construire dans et avec notre milieu. Enrayer les destructions, répartir les savoirs locaux et s’inspirer du « design autochtone » nous permettrait-il d’aller vers une architecture relationnelle, c’est-à-dire qui interagit avec son environnement et avec les êtres vivants ? Marin Schaffner propose de décoloniser nos esprits en s’inspirant des récits-écologies qui se tissent entre êtres vivants au sein de leur milieu de vie, en lâchant notre imaginaire de progrès et en se tournant vers une architecture décoloniale qui ne construit pas de situations de domination : une architecture de la « réhabitation ».

Pour conclure, il lui semble important de « réensauvegarder nos savoirs et savoir-faire », de les revendiquer et de se les réapproprier. À l’issue de l’intervention, nous percevons qu’en luttant contre la démesure et la  consommation, en sortant du rapport individuel culpabilisant que nous entretenons avec l’écologie, et en transmettant autrement notre relation à cette dernière, nous pouvons changer nos habitudes et aller vers une architecture de la « libre évolution » alliant justice écologique et justice sociale.


[1] Pierre Clastres