Synthèse des échanges tenus lors de la table ronde de fin de Rencontres le 19 novembre 2019, avec Emeline Curien, Catherine Deschamps, Hervé Gaff, Philippe Grandcolas, Pierre Janin, Thomas Le Roux, Mathias Rollot, Christian Vincent, les étudiants de l’atelier de master et le public.
L’architecture comme discipline et l’objet « anthropocène »
Dans une rencontre interdisciplinaire organisée au sein d‘une école d’architecture revient nécessairement le besoin de préciser la spécificité de l’architecture, ses savoirs, ses outils, ses objets, et la manière dont elle peut interagir avec les autres disciplines. Philippe Grandcolas, qui vante les mérites du dialogue intellectuel entre disciplines, rappelle cependant les dangers inhérents à toute catégorisation : comme les espèces vivantes, les frontières entre disciplines résultent d’hypothèses descriptives qui permettent de travailler, mais qui ne sont en aucun cas un donné. Il convoque l’exemple des frontières entre biologie et climatologie pour préciser son propos : l’une s’intéresse au vivant, l’autre au climat, mais la présence de scientifiques à leur interface est nécessaire pour la construction de connaissances pertinentes. Restent à trouver des opportunités pour organiser le croisement, des interlocuteurs, à inventer des manières de faire qui intègrent les différences de langage, d’approches, de méthodes, et qui construisent des modes opérationnels et organisationnels viables.
L’« anthropocène », mobilisé par Mathias Rollot dans son intervention, apparait dans les échanges comme un objet privilégié pour cette rencontre entre les disciplines. Plus encore pour Catherine Deschamps, utiliser ce terme fait bouger les fondements et les représentations de nombreuses disciplines, en explosant les distinctions entre « nature » et « culture », « inné » et « acquis »… Ce faisant, il ouvre un nouveau temps possible pour le dialogue entre disciplines, mais aussi de nouvelles formes de penser les disciplines. Philippe Grandcolas rappelle à cette occasion les débats que suscite la création de cette « nouvelle » ère. Pour certains géologues, notamment ceux qui mobilisent la stratigraphie, cette périodisation va à l’encontre de leurs critères de classification, elle résulte de processus sociologiques et éco-systémiques et n’est pas pertinente dans leur domaine d’étude.
Pour en revenir à l’architecture, Philippe Grandcolas la considère comme un corpus de connaissances et de pratiques, apte à dialoguer avec d’autres corps de métiers, ayant des corpus de connaissances différenciés, et qui peuvent être intégrés par l’architecture sans que celle-ci perde pour autant son identité. Mathias Rollot complète : aucune discipline n’a de vie intellectuelle sans emprunter à d’autres disciplines. Il reprend la définition du chercheur en architecture David Vanderburgh[1] qui dit, qu’une discipline est reconnue comme telle à partir du moment où l’on peut lui emprunter ses outils. Or, l’architecture est dotée d’outils qui font la spécificité de son approche, des outils liés notamment à la représentation, au regard, des outils pour produire de la connaissance qui peuvent être mobilisés par d’autres disciplines.
Pierre Janin quant à lui témoigne des difficultés opérationnelles à organiser des croisements, ne serait-ce qu’entre les disciplines de la conception même : entre l’architecture et le paysagisme par exemple tel qu’il le pratique dans son activité professionnelle. Les échelles d’approches, les manières de voir, de concevoir, d’anticiper l’évolution du projet dans le temps long… sont très différentes. Dans son travail, il cherche à faire de ces différences un atout pour s’intéresser autrement au milieu dans lequel le projet s’intègre, mais aussi l’occasion de réaffirmer le langage propre de l’architecture, ses articulations entre savoir technique, savoir-faire, mais aussi appréhension sensible des territoires, des sites, et des milieux : tout un ensemble d’analyses, de données, d’éléments de structuration qui alimentent le projet, qui construisent ou renforcent des éléments de programme. La capacité à construire des croisements entre ces disciplines de conception, le partage avec elles de la conception, apparait cruciale à Pierre Janin, qu’il s’agisse des ingénieurs, des paysagistes mais aussi des entreprises. Il y voit une possible mise en œuvre d’écosystèmes complexes, ou du moins d’intégration des bâtiments dans des systèmes un peu plus vastes qu’habituellement.
Architectures et territoires du vivant
Les étudiants présents s’intéressent particulièrement à cette pensée en termes d’écosystèmes et à cette prise en considération de la biodiversité dans les logiques constructives et les milieux urbains. Ils s’interrogent également sur la pertinence de ces situations de mise en œuvre dites vivantes : les murs végétalisés sont-ils réellement viables ? La manutention humaine pour assurer la pérennité des installations n’est-elle pas démesurée ? Les connaissances suffisantes pour choisir les plantes, leur offrir de bonne condition de développement et éviter l’introduction d’espèces colonisatrices? Plus encore, ces interventions ponctuelles ne sont-elles pas une façade qui cache les questions fondamentales de relation entre établissements humains et biodiversité ? Philippe Grandcolas pour sa part voit plusieurs niveaux de relations possibles entre cette dernière et l’architecture : l’intégration d’organismes vivants à la construction, on parle alors de végétalisation ; la manière d’inscrire la construction dans le paysage et sa compatibilité avec la vie biologique de ce paysage ; les pratiques de construction engagées dans une gestion de l’environnement correcte ; et le biomimétisme qui consiste à s’inspirer des formes et des processus de la nature pour inventer de nouvelles techniques.
La pertinence de la distinction « humains » / « non-humains »
Les termes mobilisés pour penser ces modes de relation questionnent, et le choix de faire apparaitre la distinction « humains /non-humains » dans le titre des rencontres fait matière à débat. Catherine Deschamps rappelle que cette polarisation est issue du champ de l’anthropologie. Elle est issue d’une volonté de certains chercheurs de constituer une anthropologie des sciences et de « désantropocentrer l’anthropologie », et prendre ainsi, par exemple, la bactérie comme objet d’étude, un non-humain donc. Cette expression a vite pris dans le milieu des écoles d’architecture, à partir notamment des travaux de Bruno Latour. Pour Catherine Deschamps, cet engouement, semblable à celui rencontré par le « pli » ou l’ « habiter », s’est largement écarté des concepts initialement formulés dans les autres disciplines. Même si ce libre usage est critiquable d’un point de vue strictement scientifique, elle propose d’accepter ces licences d’instrumentalisation en architecture, dans la mesure où elles permettent de faire, tout simplement.
Philippe Grandcolas rappelle quant à lui à quel point ces catégorisations, telles celles qui s’appliquent aux espèces naturelles, sont des vues de l’esprit. Pour lui, la distinction « Humain/Non-Humains », peut être opérationnelle, permettre une connaissance collective, discuter intelligemment. La question centrale, de son point de vue, est la pertinence de son usage en fonction de la question qui est posée. Elle peut être utilisée dans un cadre mais devenir inadéquate dans un autre. L’erreur à son sens serait de l’idéaliser et de la considérer comme étant naturelle, d’imaginer qu’elle existe en dehors de notre pensée, indépendamment de tout observateur.
Pour Cécile Fries-Paiola comme pour Mathias Rollot, la vertu de la distinction « humains / non-humains » a pour vertu de poser la question de l’anthropocentrisme, que ce soit en architecture ou au-delà. Par exemple, nos actions en faveur de la biodiversité ne sont-elles finalement pas faites uniquement en vertu d’intérêts proprement humains ? Est-ce simplement dommage que certaines espèces animales et végétales disparaissent ? A ce sujet, Philippe Grandcolas revient sur notre capacité à attribuer une valeur intrinsèque à la biodiversité, en dehors de toute question liée à notre confort ou à notre survie. Il s’agit finalement de s’interroger : qu’est-ce que vaut la biodiversité en dehors de nous ? Pour lui, il s’agit typiquement d’une question d’éthique. Une très large part de la société n’est pas prête à entendre une vision qui ne soit pas anthropocentrique. Dans les cercles des scientifiques qui s’intéressent à la biologie par exemple, cette approche de la question est régulièrement critiquée : elle ne serait pas opérationnelle pour agir rapidement sur la crise d’extinction de la biodiversité en cours. En ce sens pour Philippe Grandcolas, les philosophes de l’éthique ont une utilité sociétale extraordinaire. Mathias Rollot poursuit en ce sens : l’éthique devrait pouvoir avoir une place réelle dans les écoles d’architecture. Un enseignement fondé sur celle-ci pourrait notamment soulever des questions telles que : l’architecture peut-elle sortir de l’instrumentalisation du vivant ? Peut-elle être autre chose qu’un moyen au service d’une fin humaine ? Peut-on voir l’arbre par exemple autrement que comme ressource matérielle pour construire, ou comme individu pour constituer des alignements d’arbres ? Cette approche ne risquerait-elle pas paradoxalement d’accentuer encore le côté démiurge de l’architecte que peut prendre le métier d’architecte ? La deuxième session des Rencontres interdisciplinaires mutations se conclut ainsi sur une reformulation du titre de départ sous forme d’interrogation : L’architecture est-elle par définition anthropocentrée ? N’est-elle que de l’humain pour l’humain ?
[1] VANDERBURGH, David, « A vrai dire. Essai de géométrie disciplinaire », Cahiers Thématique de Lille, n°1, p.53.