L’architecture est-elle un “non-humain”? // Catherine Deschamps

Article rédigé par Catherine Deschamps suite aux Rencontres interdisciplinaires Mutations 2, 2020. 

Le groupe interdisciplinaire « Mutations » de l’Ecole d’architecture de Nancy a consacré à l’automne 2019 deux journées de réflexion à la composition entre les mondes « humains et non-humains ». Outre des enseignants-chercheurs de l’école, y étaient invités Pierre Janin, architecte dont l’agence conçoit des bâtiments agricoles ou d’élevage, Philippe Grandcolas, écologue de la biodiversité, et Thomas Le Roux, historien des pollutions industrielles – les deux derniers n’ayant a priori pas coutume d’intervenir en école d’architecture ni ne faisant de l’architecture telle qu’on l’entend généralement dans les ENSA[1] leur préoccupation majeure. Le déploiement qui suit n’est pas un résumé de ces journées, stimulantes entre autres par le décalage qu’instillait la présence de profanes de l’architecture, mais un commentaire critique sur ce dont le nouvel engouement pour lesdits « non-humains » est peut-être le nom en anthropologie et, in fine, sur le caractère heuristique ou non pour l’architecture et son enseignement de cet emballement académique. Les propositions relèvent pour partie d’une « observation flottante » (Pétonnet, 1982), si tant est que la méthode soit applicable à la circulation des idées, et elles ne sont pas exemptes d’opinions personnelles. 

Les raisons d’une redécouverte

Depuis les débuts du XXIe siècle, des publications et des recherches fleurissent en anthropologie, qui investiguent expressément – ou revisitent – la relation entre « humains et non-humains ». Parmi les chercheurs qui affirment cet intérêt, Philippe Descola (2015), Sophie Houdart et Olivier Thiery (2011) ou encore Bruno Latour (2015) sont parmi les plus connus. Parfois davantage qu’affaire d’interaction, il s’agit également pour certains d’entre eux d’envisager que l’anthropologie puisse ne s’intéresser qu’à ce qu’ils classent au rang du « non-humain » – c’est fréquemment le cas dans le champ de l’anthropologie des sciences, dans lequel Sophie Houdart (2008) s’est particulièrement illustrée. Ce glissement épistémologique vers le « non-humain » peut paraître en soi une forme de rupture par rapport à l’histoire de l’anthropologie, laquelle par son étymologie-même souligne un projet de connaissance fondé sur l’observation et l’analyse des différentes communautés humaines. 

Est-ce à dire que le développement des savoirs sur l’accroche entre « humains et non-humains » est une nouveauté de l’anthropologie contemporaine ? Il serait hasardeux de l’affirmer, tant les classiques de l’anthropologie regorgent de références au rapport que les hommes et les femmes nouent avec le vivant qui les entoure, notamment dans les travaux sur de petits groupes humains isolés des autres, loin des villes, à mille lieues de ce que l’on nomme aujourd’hui la mondialisation et qui firent les premiers temps quasi exclusifs de la discipline avant la seconde guerre mondiale. La nouveauté est donc d’abord dans l’appellation *« humain/non-humain », une appellation dont on pourra regretter la maladresse, puisque les Hommes y demeurent l’alpha et l’omega de la mesure des choses. Mais il y a malgré tout de l’inédit dans les conditions de cette réémergence : d’une part l’attention croissante aux enjeux écologiques y préside le plus souvent – Le savant et le politique (Weber, 1919) s’interpénètrent – ; d’autre part il s’agit de réaffirmer la question du vivant au sens large dans un moment où l’anthropologie a cessé de s’intéresser seulement aux « ethnies » lointaines et coupées de la globalité pour investir l’urbain et les mondes interconnectés. Pour ce qui est des rencontres organisées par le groupe « Mutation » à Nancy, les invités extérieurs, de même Mathias Rollot (2018), sont publiquement engagés dans la cause de l’écologie et ils soutiennent que la nécessité de prendre soin de la terre doit se traduire en actes hic et nunc.

Une séparation « occidentale » trompeuse

Pourtant, Philippe Descola[2] affirme que nulle part ailleurs qu’en « occident » la séparation entre humains et non-humains ne fait sens. Autrement dit, les lignes de clivage ne porteraient pas sur cette séparation dans la plupart des étendues du globe, lorsqu’en France, au Japon ou aux Etats-Unis par exemple les humains se constitueraient culturellement par leur différence vis-à-vis des autres catégories de la faune ou de la flore. Dans cette hypothèse, quid d’une transposition de la tension entre ces catégories de vivants sur les terrains d’observations actuels des anthropologues, bien plus souvent qu’avant situés dans lesdits mondes occidentaux ? L’intérêt pour le sujet ne serait-il pertinent que lors d’ethnographies de petits mondes lointains vivant en relative autarcie ? Mais alors, le recours à l’expression « humain/non-humain » serait-il nul et non avenu lorsque l’intérêt scientifique porte sur ici et maintenant ?Déjà, faire dudit « occident » un bloc homogène relève d’une essentialisation qui pose problème : y compris dans les pays habituellement classés comme riches, démocratiques, majoritairement urbains et le plus souvent de climat tempéré – définition implicite renvoyant à l’occident dans la plupart des représentations –, la séparation est partielle. Dans son ethno-histoire de la chasse, Sergio Dalla Bernardina (2017) montre clairement des formes d’anthropisation des animaux tués, autant de trophées que les chasseurs font femmes. Ainsi, dans la sensibilité chasseresse, la ligne de démarcation se situe davantage entre « hommes » dominants et « femelles » dominées de toutes les espèces qu’entre « humains et non-humains ». Serait-ce alors la ruralité d’ici qui seule se rapprocherait des petits mondes lointains ? Sauf que la chasse est aussi pratiquée par de grands-urbains qui le temps d’un week-end gagnent les forêts, les champs et les clairières. La fonction des contes et des grands méchants loups visent également des symbolisations qui atténuent la séparation entre « humains et non-humains ». La mythologie grecque elle-même, que l’on continue d’enseigner des écoles primaire à secondaire, est pleine de Centaure et de Minotaure, des créatures mi-homme mi-animal tout en force. D’autres légendes celtiques ou teutonnes ont leurs sirènes, avec un monde aquatique peuplé de femmes tentatrices à écailles. Postulons alors que si, effectivement, dans les pays d’Europe et d’Amérique du Nord les continuités entre espèces, dont les humains, se manifestent peu, pour autant elles affleurent vite sous la croûte de la ville dense, branchée, sédentarisée et sécularisée. 

L’énigme n’est pas résolue pour autant : quand parle-t-on de « non-humain » et quid de l’architecture dans le tableau ?

Les parties, le tout et le reste : une égale agency des « non-humains » ?

Philippe Descola (2015) associe implicitement les « non-humains » aux grandes étendues libres d’habitations humaines du Brésil. Dit en miroir, pour lui, l’architecture – ici au sens d’abris qui, pour être des faits de culture, pour autant n’émanent pas toujours de conceptions d’architectes – serait soudée au règne des humains. Les « non-humains » de Descola sont la faune et la flore, le vivant, mais un vivant qu’il ne considère pas inerte, un vivant d’espèces. Dans son schéma, l’architecture, peut-être parce qu’elle est déjà forcément une manutention complexe et composite (une réunion de trop de parties), n’est pas un « non-humain ». De son point de vue, son étude n’a d’ailleurs pas grand intérêt pour l’anthropologie à laquelle il croit. Sophie Houdart propose une définition plus inclusive : le « non-humain » va chez elle du microscopique, la bactérie d’un laboratoire japonais (Houdart, 2008), au macroscopique, l’architecture de Kengo Kuma (Houdart, 2009). L’une comme l’autre, aussi bien comme tout insécable que somme de parties, relèvent de constructions sociales. Avec Alban Bensa (2000), Houdart fait partie des rares anthropologues contemporains qui n’enseignent pas en France dans des école d’urbanisme, de paysage ou d’architecture à pourtant considérer cette dernière comme un objet fécond pour l’anthropologie (Deschamps, Proth, 2013 ; Deschamps, Morovich, 2021). Quant aux pistes proposées par Bruno Latour, elles ouvrent des perspectives qui expliquent peut-être le goût pour cet auteur dans nombre d’ENSA alors même que c’est bel et bien une certaine idée d’une « nature » à magnifier qui reste son cheval de bataille : non seulement à son avis les « humains » et les « non-humains » ne s’opposent pas forcément aux « objets d’étude […] inanimés » (Latour, 2015 : 68), mais ce qui les relie en dernier ressort tient dans leurs capacités d’agir (agency) ou de nuire. La vague de fond des océans peut faire des ravages aussi sûrement que les industries des Hommes ont pollué les sols et l’air. Mais l’eau des fleuves préserve des espèces animales et végétales comme la science des Hommes a sauvé des vies.

En instrumentalisant Latour et en suivant Houdart, il deviendrait alors possible de dire que l’architecture est un « non-humain ». Elle est certes un composite mais elle ne fait que sembler inerte – le vieillissement et ses habitants la transforment, ses matériaux se détériorent – et, surtout, elle a cette particularité qu’elle agit autant qu’elle est agie ; elle est un produit social et historique autant qu’elle produit de l’histoire sociale à venir (Boucheron, Hartog, 2018). De même que Philippe Grandcolas regrettait lors de son allocution à Nancy que, pour ses collègues spécialistes de biodiversité, les espèces les plus « charmantes » créent davantage de vocation de recherche que les espèces que nos imaginaires déprécient, il faut alors s’interroger sur les raisons qui, le plus souvent, excluent l’architecture du registre d’étude de celles et ceux qui, aujourd’hui, investiguent lesdits « non-humains ». 

L’effroi et l’espoir

Même s’il est trop tôt pour prétendre déjà à une épistémologie des écrits sur l’émergence de la catégorie formelle de « non-humain », la réponse à la question précédente se trouve en partie dans les représentations qui, en filigrane, se dégagent au présent de ce qu’est un « non-humain » digne d’intérêt scientifique et militant. Un des anthropologues les plus reconnus au monde à avoir travaillé sur la sexualité et le genre, Don Kulick, s’intéresse aujourd’hui à la maltraitance animale (Kulick, 2017). Son déplacement d’objet me paraît significatif : après les minorités sexuelles et les femmes, les animaux sont la nouvelle minorité pour laquelle il faudrait se mobiliser et acquérir des droits. En l’occurrence, le « non-humain » qui sied aux chercheurs et associations qui s’approprient ce terme semble renvoyer le plus souvent à quelque chose à sauver, quelque chose de fragile, de malmené, en péril par la faute des Hommes, ces Hommes pourtant figurés comme ses sauveurs potentiels, par la politique dont seuls ils auraient le subtil secret et la juste maîtrise. Nous l’avons dit plus haut, le « non-humain » contemporain est un produit de l’écologie. Le sauvetage dont il est question a à voir avec la lutte contre le réchauffement climatique et la préservation des espèces menacées ; il a à voir avec le respect du bien-être animal domestique et sauvage. Il est à mille lieues de la sauvegarde du patrimoine architectural ancien ou récent. Prendre soin de la planète et de tout ce, ceux et celles qui y vivent dessine évidemment une urgence mais face à cette exigence, la définition implicite des « non-humains » comme entités évidemment dominées qu’il faudrait sauver, sans agency ou si peu, perpétue un système hiérarchique entre les Hommes et les autres qui, pour le moins, paraît paradoxal.

Quoiqu’il en soit, l’architecture n’a pas vraiment sa place dans cette doctrine et on peut comprendre qu’elle soit le plus souvent un point aveugle des définitions tacites – à défaut d’être théoriques et fixes – du « non-humain ». Car peut-être faut-il admettre, pour avancer dans la discussion, que la fabrique de l’architecture peut difficilement être considérée comme un geste écologique. Pour le dire plus radicalement : la production de toujours plus d’architecture pour loger et équiper les humains est un acte fondamentalement anti-écologique et ce quels que soit les matériaux employés, quelles que soit les mesures d’isolation ou les dix milles astuces et « bonnes pratiques » (Devisme, Dumont, Roy, 2007)[3]actuelles. L’affirmation est brutale et pourrait décourager nos étudiantes et étudiants. C’est bien là le danger des discours alarmistes qui disent le pire sans vouloir même envisager de petites améliorations et la possibilité de la réduction des risques. Si cette réduction des risques n’est pas une panacée ni un miracle, elle vise toutefois à tendre vers un futur un peu moins désespéré et désespérant, et à éviter que les plus réfractaires à la nécessité écologique ne se braquent. Du même que la structure (l’ingénierie) est indispensable à la validité de l’architecture, peut-être faudrait-il dorénavant considérer que la réduction de l’impact sur la planète doit devenir un impondérable du projet d’architecture, non pas une option mais une incitation systématique et joyeuse. L’architecture savante, celle qu’on enseigne dans les écoles, se nourrit voire s’embellit des contraintes. A la contrainte technique, incontournable, à la contrainte sociale et d’usage, parfois traitée d’une manière trop incantatoire, devrait donc s’ajouter une contrainte de moindre coût pour Gaïa. Mais de même que des ingénieurs, des sociologues, anthropologues, philosophes enseignent dans les ENSA pour sensibiliser aux deux premières contraintes, il s’agirait peut-être alors que des écologues rejoignent les équipes pédagogiques. Car pour qu’une politique de réduction des risques pour la planète soit salvatrice pour la production d’architecture tout en maintenant son projet séculaire d’augmenter le plaisir et le confort d’habiter, encore faut-il se garder des effets pervers des fausses bonnes idées. Ne peut mesurer « l’homéostasie des risques » (Wilde, 2006) qui veut ! 

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Thomas Le Roux, lors de son exposé de novembre 2019 sur la pollution industrielle en Europe, observait que la limitation des risques avait le plus souvent été pensée depuis le XVIIe siècle pour protéger l’économie, les Hommes et les patrons d’industrie, non au regard d’enjeux climatiques ou biodiversitaires (Jarrige, Le Roux, 2011). Ce que l’on entend majoritairement par la notion de risque est susceptible à la fois d’accumulation et de changement de paradigme. Gageons que la limitation des risques pour la terre, les « humains » et les « non-humains » deviendra une évidence des années à venir et un incontournable de l’enseignement de l’architecture. Cette exigence doit s’appliquer à l’architecture construite par les humains pour les humains ou pour les animaux avec qui ils voisinent – telles les fermes d’élevage conçues en connaissance du bétail par l’agence de Pierre Janin. Pour ce qui est des autres architectures, les nids d’oiseaux ou de guêpes, les terriers des renards… sauf pour apprendre de la faune, n’y mettons pas notre nez, ils savent faire sans nous.  

Bibliographie

BENSA Alban, 2000 : Ethnologie et architecture : le Centre culturel Tjibaou, Nouméa, Nouvelle-Calédonie, une réalisation de Renzo Piano, Paris, Editions A. Biro. 

BOUCHERON Patrick, HARTOG François, 2018 : L’Histoire à venir, Toulouse, Anacharsis éditions. 

DALLA BERNARDINA Sergio, 2017 : « Sur qui tire le chasseur », Terrain, n°67, p. 169-185.

DESCHAMPS Catherine, MOROVICH Barbara, 2021 : « Introduction générale. Prendre position ! », in Deschamps, Morovich (dir.), EspLace. Espaces et lieux en partage, Paris, L’Harmattan. 

DESCHAMPS Catherine, PROTH Bruno (dir.), 2013 : Le noeud architectural (dossier), Journal des anthropologues, n°134-135. 

DESCOLA Philippe, 2015 : « Humain, trop humain », Esprit, décembre 2015. En ligne : https://esprit.presse.fr/article/philippe-descola/humain-trop-humain-38537

DEVISME Laurent, DUMONT Marc, ROY Elise, 2007 : « Le jeu des ‘’bonnes pratiques’’ dans les opérations urbaines, entre normes et fabriques locales », Espaces et Sociétés, n°131, p. 15-31.

HOUDART Sophie, 2008 : La cour des miracles. Ethnologie d’un laboratoire japonais, Paris, Editions du CNRS. 

HOUDART Sophie, 2009 : Kuma Kengo. Une monographie décalée, Editions Donner Lieu. 

HOUDART Sophie et THIERY Olivier (dir.), 2011 : Humains, non-humains. Comment repeupler les sciences sociales, Paris, La Découverte. 

JARRIGE François et LE ROUX Thomas, 2011 : La contamination du monde. Une histoire des pollutions à l’âge industriel, Paris, Le Seuil. 

KULICK Don, 2017 : « Human-Animal Communication », Annual Review of Anthropology, vol. 46, p. 357-378. 

LATOUR Bruno, 2015 : Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte. 

PETONNET Colette, 1982 : « L’observation flottante : l’exemple d’un cimetière parisien », L’Homme, tome 22, n°4, p. 37-47. 

ROLLOT Mathias, 2018 : Les territoires du vivant. Un manifeste biorégionaliste, illustrations Emmanuel Constant, Paris, éditions François Bourin.  

WEBER Max, 1963 [1919] : Le savant et le politique, Paris, Union Générale d’Edition.  

WILDE Gérard, 2006 : « The Theory of Homeostasis: Implications for Safety and Health », Risk Analysis, mai 2006, p. 209-225. 


[1] Soit une architecture édifiée ou non mais faisant ou ayant fait l’objet de projets pensés par des professionnels de la discipline et prises tant dans des théories que des doctrines. Cette architecture ne recoupe qu’une partie des lieux habités par des humains et construits.  

[2] Lors d’une intervention sur France Culture du 3 janvier 2015, intitulée « Comment composer avec le monde non-humain », dans le cadre de l’émission radiophonique La conversation scientifique

[3] Ces chercheurs questionnent les dites “bonnes pratiques” à l’échelle des projets urbains contemporains. Nous pouvons pour partie transposer leur raisonnement à l’architecture.