Article rédigé par Serge M’Boukou, 2018.
Les villes sont des textes, des intrigues et de possibles scandales à ciel ouvert. Elles ne cesseront pas de fasciner et de questionner l’esprit. Toujours, en elles, sera récapitulée l’expérience des hommes, non sous forme de réponses énoncées et de solutions établies mais plus sous la rubrique des questions à méditer. À l’insistante question « Qu’est la ville ? » Toujours répondra, tendue, exaltée et inquiète, une prolifération discursive ouvrant sur une quête sémantique.
Il n’est nulle chose qui, autant qu’une ville, n’exprime simultanément et de manière croisée, la spécificité, l’excellence et la fragilité de l’art humain. De la ville s’élèvent les plus grandes merveilles de l’art et de la pensée. En elle et à partir d’elle, se trament, s’inter-fécondent, s’élèvent et se consument toutes les passions. La ville est le miroir diffractant qui reflète les scènes de la grande complexité de l’homme. Elle paraît être une évidence au regard de ce qu’on veut appeler élaboration et sommet de la culture. Cette apparence est liée au fait qu’à travers l’histoire, de très nombreuses civilisations se confondent littéralement avec les noms des grandes cités qui les ont vues naître et les ont hébergées. Des civilisations, les villes en ont constituées aussi bien les foyers, les lieux de rayonnement que les points de départ des grands embrasements et des ultimes destructions : Ur, Babylone, Thèbes, Angkor, Coventry, Nuremberg…
La ville est le lieu par excellence de la civilisation, hissée au sommet de l’histoire et de l’art humains. Elle est aussi le lieu où toujours subsiste un malaise insidieux lié aux failles qui traversent et in fine, minent tous les édifices. La ville confine à la tragédie du changement, aux drames des mutations et aux tensions liées aux questions et problèmes de la gestion et de l’usure des dispositifs techniques qu’il faut toujours réajuster, corriger, changer voire transformer. Elle est le lieu du redéploiement permanent des ressources du génie humain. L’objectif social et politique pour la ville est toujours d’inventer les formules et dispositifs légaux les plus ingénieux et les plus justes pour relever les défis posés par la concentration et la coexistence de tant d’hommes en un seul lieu. La dynamique d’une ville est son point fort, sa vie. Mais mal entretenue et non stimulée, elle est toujours susceptible de se retourner contre la ville même qui l’a produite. Luxuriante et triomphante, la ville, nécessairement fragile et toujours incertaine, peut aussi se révéler mortifère.
Comment donc conjuguer, d’une part, l’évolution des villes en ces temps d’innovations technologiques, de culte de la vitesse et d’accélérations inouïes avec, d’autre part, le nécessaire et inconditionnel ancrage historique, mémoriel et émotionnel qui, diversement, traduit la volonté des hommes d’en toujours consolider les fondements et ainsi, d’asseoir la ville dans l’ordre du temps long de la stabilité et de l’identité ? Autrement dit, comment tenter de conjuguer simultanément les valeurs de dynamisme avec les valeurs de stabilité ? Ces deux ordres se conditionnent mutuellement dans le mouvement même où ils semblent se contredire. De la ville, on peut dire qu’elle est paradoxalement amour et quête d’harmonie dans la tension, le conflit et le mouvement. Claude Lévi-Strauss l’aura perçu, lui qui posera que « ce n’est pas de façon métaphorique qu’on a le droit de comparer une ville à une symphonie ou à un poème ; ce sont des objets de même nature. Plus précieuse peut-être encore, la ville se situe au confluent de la nature et de l’artifice […]. Elle est à la fois objet de nature et sujet de culture ; individu et groupe ; vécue et rêvée ; la chose humaine par excellence. »[1] Prises dans l’histoire des hommes et dans tous ses mouvements, soumises aux grandes et faibles fluctuations qui tissent ou ruinent, font ou défont les villes, ces dernières sont paradoxalement, stables et instables, fortes et fragiles, lumineuses et sombres. Faudrait-il citer à nouveau Baudelaire qui, déjà, ressentait dans l’énergie de la poussée des villes, l’impétueuse force de métamorphose au travail dans leur cœur : « le vieux Paris n’est plus. La forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel.»[2] Comment parvenir à se situer et se mouvoir avec justesse entre, d’une part, l’impérieuse insurrection des forces du jeune et du neuf qui poussent à la modification et, d’autre part, les forces de l’antique qui tentent de peser de tout leur poids en remobilisant les vénérables arguments de l’âme, des mythes, de la mémoire et de l’identité qui cimentent les lieux, tentant de les arrimer et de les ré-enraciner à la terre ?
Une des questions parmi d’autres qui se pose aujourd’hui et demain, de plus en plus se posera de manière cruciale voire anxiogène, est celle d’une pensée pertinente de l’habitabilité durable des villes. La mémoire et l’identité des espaces urbains sont dès lors questionnées à nouveaux frais. Les dernières révolutions technologiques ne cessent de modifier et de propulser les hommes dans un monde où la grande vitesse, l’instantanéisme voire le virtuel triomphent et sèment aussi bien le trouble qu’ils brouillent les repères spatio-temporels. Et cela, dans le mouvement même où ces révolutions technologiques fascinent, séduisent l’imagination et transforment quasi-radicalement les façons et manières de se rapporter à l’expérience, aux besoins et aux désirs du quotidien. Comment se situer entre, d’une part, les tentations du déracinement et ses ivresses et, d’autre part, le besoin d’investir des lieux avec aussi bien le désir que la volonté de les habiter?
L’anthropologue, tout comme les autres protagonistes des sciences humaines au demeurant, n’a pas, au nom d’on ne sait quelles valeurs, vertus et attachements à des traditions ou mythes, à intenter un procès à charge contre la triomphante révolution numérique qui bouleverse les ordres, rythmes et équilibres d’institutions et de cultures multiséculaires. Il s’agit plutôt pour lui d’inverser le cours de la réflexion en examinant les nouveaux objets ainsi que leur puissance à induire des effets particuliers de sens, à générer de systèmes d’attitudes spécifiques ainsi que des types modifiés de relations. Le cœur de l’anthropologie étant constitué par les notions-clés de relations, de rites, de mythes, d’identité, de temps, d’espace, de corps et de signes, il s’agira plutôt de scruter les plis et replis de cette révolution urbaine mondiale dans ses conséquences sur les transformations et mutations qui touchent les corps et affectent les relations des urbains entre eux et sur l’espace des villes que ceux-ci tentent encore et toujours d’habiter. Comment penser, engager et évaluer aussi bien les moyens que l’impact d’un passage, d’une circulation entre le réel et le virtuel ? Comment, dans un monde où les flux de signes, d’informations et d’images de plus en plus puissants exercent une pression extrême, tenter de les apprivoiser et de les rendre encore habitables ? Comment faire pour que les lieux ne soient pas submergés, dissous et rendus insignifiants et dérisoires par les déferlantes de toutes sortes qui s’abattent sur eux ?
Un impératif catégorique semble alors se constituer : maintenir, cultiver et renforcer toujours plus la relation entre le réel et le virtuel. Ancrer et arrimer toujours plus fortement le virtuel au socle du réel en résistant et en échappant intelligemment aux puissantes séductions de la dictature du pur virtuel. Cela pourrait commencer par la conduite d’une politique urbaine qui accroîtrait et renforcerait la connectivité des villes tout en n’hésitant pas à construire et à laisser être, dans ces mêmes villes, des « sanctuaires », des lieux déconnectés, des lieux préservés de la rumeur et de la clameur du monde virtuel. Il s’agit de cultiver, entretenir et maintenir des jardins nouveaux, des bulles d’air et des puits de silence. Lutter pour préserver courageusement des lieux ouverts à la possibilité d’expérimenter encore quelque chose de l’insularité. Il s’agit de réinventer la ville dans un double mouvement d’hyper-connection et d’une culture de la redécouverte des sensations, des perceptions et des expériences. Face au culte de la vitesse, assumer concomitamment les possibilités d’ouvrir de vraies perspectives de s’évader dans une culture qualitative de la lenteur et du ralentissement. Laisser disponible, dans la ville, la possibilité d’éprouver encore l’épaisseur du temps et de l’espace, des lieux où des corps et des êtres de chair et d’os peuvent encore se voir, se croiser et se rencontrer La préservation de la dimension expériencielle comme marqueur fort de la ville, sous toutes sortes de séduisants prétextes mâtinés de modernisme, est menacée au profit du culte du tout virtuel.
L’hyper-virtualisation, vague fascinante et éblouissante, comporte un risque. Si l’on n’y prête attention, elle portera à son terme pour le meilleur et peut-être pour le pire le processus de liquidation et de liquéfaction du monde, du temps des espaces et des êtres tels que nous les expérimentons aujourd’hui. Les démarches et initiatives en vue de l’apprivoisement des flux de plus en plus puissants passera par un nécessaire renforcement des hybridations architecturales. Il faudra de plus en plus assumer ces entreprises de croisement, de branchement-débranchement-re-branchement, d’ajustement-réajustement, de tissage et de différenciation des potentiels à l’intérieur du même système urbain non comme un lieu de désaxage mais comme une entreprise de renforcement du croisement et d’inter-fécondation du réel par le virtuel et inversement. C’est là que se re-pose à nous la question cruciale du lieu comme carrefour et condition sine qua none de toute expérience et a fortiori de toute expérience urbaine tant la ville peut être définie comme lieu des lieux, lieu-matrice : fort, dense et intense. Faire ville c’est probablement nourrir, célébrer et exalter un lieu éprouvé comme exaltant tant il illumine et fait rayonner les rêves et les désirs des hommes qui le hantent et rétrospectivement ne cessent de le magnifier. Le propre de la ville est de toujours se redéployer en vue d’augmenter le coefficient de sa puissance magnifique. Faire ville consonne avec l’art d’inventer, de réinventer et d’expérimenter des façons et des manières d’encore vivre un monde commun spatialisé.
Or, le sens du commun comme expérience et expérimentation semble être entré dans un âge tumultueux et menacé de grands vents et bourrasques. C’est une compétition avec les nouveaux outils qui, en virtualisant le monde, tendent à faire exploser le socle initial de l’espace public et du politique. Ainsi, par une redéfinition subtile et frêle mais insistante des catégories fondatrices de la ville et de la cité, ouvre-t-elle de plus en plus sur une prolifération d’espaces privatisés, de cabines et de bulles individualisantes où l’on peut entrapercevoir des individus isolés ayant perdus jusqu’au goût du commun. Ils flottent, comme en apesanteur, et s’adonnent lascivement aux joies solitaires de la surconsommation de signes et d’images dans la non-présence aménagée. Fascinés et sidérés qu’ils sont, ils s’enivrent de reflets et du miroitement des ailleurs flottants qui démagnétisent les saveurs d’une authentique expérience de l’ici présent. Un des enjeux politiques d’une ville de l’avenir consistera à repenser les conditions d’un renforcement de l’expérience du commun spatialisé par, avec et à travers les diverses initiatives, les engagements et implications concrètes et symboliques des différents acteurs et protagonistes de l’espace urbain.
Réfléchir dans le sens d’une reconquête de l’expérience du commun, c’est probablement penser à réinventer, à réhabiliter et à valoriser de nouveau les gestes, les mouvements et les actions qui nous feraient passer, aller et revenir constamment et sans rupture, du virtuel au corporel. Une nouvelle poétique de l’espace urbain à conjoindre à une praxéologie des lieux et espaces de la ville est à découvrir et, ou à inventer. Certes, les réseaux dits sociaux nous donnent la possibilité de construire aisément des relations virtuelles et c’est, sans doute, une chose positive. Néanmoins, il faut redire toujours que ces relations ne peuvent valablement se substituer à l’expérience de la proximité. Une proximité éprouvée ensemble avec un sujet en chair et en os et qui est mon voisin, qui est cet être-ci que je peux envisager et à qui je peux adresser « immédiatement » une parole simple et riche dans ce lieu-ci de notre ville. Ce lieu-ci, cette petite place, ce café particulier que nous aimons et où nous nous tenons maintenant. Ce lieu qui nous « parle » et d’où nous parlons. Un lieu que nous connaissons et que nous avons l’habitude de fréquenter. Un lieu complice. Discrètement, il colore et enrichit notre conversation d’une subtile brume ou épaisseur qu’aucune performance virtuelle jamais ne produira. Aucun « effet de réel » surajouté, jamais ne se substituera au réel dans la noire profondeur de son insondable simplicité. L’archaïque proximité, toujours neuve, opère le miracle de toujours faire resurgir la parole simple et néanmoins riche comme un événement au cœur de la relation. Elle consiste à d’abord partager des expériences et des lieux communs dans une forme de convenance et d’affinité qui font de nous nolens volens des pairs. Le prochain en tant que l’être proche, celui avec qui je peux expérimenter concrètement une relation. Voici, il est là, avec moi et à mes côtés dans ce lieu-ci que je partage avec lui. Habiter une ville c’est l’éprouver avec tendresse. C’est l’accepter et la redécouvrir dans la discrète grâce de la banale quotidienneté. C’est toujours tenter de s’en approcher dans ce qu’elle a de simplement particulier : ses ambiances, ses odeurs et ses parfums, sa couleur et ses bruissements irréductibles. Certes, on nous fait mille fois l’éloge de la communication via les moyens virtuels auxquels nous devons, de manière comminatoire, adhérer. Mais ce n’est pas tant de cela dont il est question en l’espèce. « Ces théoriciens du communicable total (sans résidus), écrit Henri Lefebvre, oublient que la communication n’est jamais effectuée par le seul discours. Les communications ont toujours lieu par la parole jointe aux gestes, aux expressions du visage et du corps, à la mélodie de la voix, à la danse et à la musique. Pour communiquer, les gens montrent du doigt, du geste, les « champs » sensibles, les ensembles signifiants : maisons, monuments, villes, mobiliers, architecture et peinture. Et aussi les Icône, les Symboles. La communication a toujours supposé cet ensemble de contenus et de formes. »[3] Il y a donc et surtout à redécouvrir le phénomène et l’expérience de la présence concrète avec ce qu’elle a d’inestimable, de puissant et d’ineffable. Là où « la cybernétique nous livre la connaissance sous un aspect nouveau et cependant déjà connu : le désert de l’essentiel. La combinatoire des signes remplace la connaissance vivante par la sécheresse désertique de l’essence du connaître, aussi sèche, aussi froide que dans la pure logique de l’identité. »[4] Par-delà l’ivresse et les promesses de la surréalité ou de l’irréalité virtuelle, il y a à méditer sur l’idée du risque de perdre irrémédiablement l’expérience et le don précieux de la présence. Qu’est-ce donc qui ne cesse de sourdre dans le silence de cette mystérieuse et énigmatique présence ? En quoi rend-t-elle l’expérience urbaine irremplaçable par son authenticité ? « La présence, écrit encore H. Lefebvre, est ʺsans fondʺ. Impossible de s’établir en elle, de la saisir comme par magie, et de l’immobiliser. Cependant, elle est là, et se laisse atteindre selon des modalités ou attributs déterminés et déterminables. Elle se compose de ces éléments que notre analyse a séparés : parole et langage (parole animant le discours) – évocation et signification (expression débordant le discours significatif et débordée par lui) – redondance et information (l’inutile enrobant l’utilité stricte, les intentions et actions étant plus larges que l’instrument verbal rigoureux). Ce qui peut s’affirmer de la présence humaine peut aussi s’étendre à la présence des ʺchosesʺ, et du monde. »[5] L’expérience de la ville est conditionnée et rendue crédible par l’inscription et la présence des hommes et des choses dans un lieu qu’ils investissent dans le temps, le rendant ipso facto dense, spécifique et lui conférant une personnalité particulière.
La révolution technologique à forte valence virtuelle de notre temps re-questionne intempestivement les repères spatio-temporels canoniques en tant que cadres et schèmes organisateurs de l’action des hommes. Elle coïncide avec l’inauguration d’une riche discussion sur le statut du lieu le plus à même d’être compatible avec l’actualisation des potentialités qu’elle nous promet. Avec l’aide d’une propagande aussi efficace que massive, on tend à articuler une critique visant à modifier profondément voire radicalement les rapports au lieu. Ainsi, peu à peu, assistons-nous à un glissement, à des creusements d’écarts et bientôt à un véritable basculement aux conséquences éthiques, politiques, esthétiques mais aussi épistémiques difficilement envisageables. Les lieux traditionnels tendent à être dépréciés, à être frappés de flétrissement. De toutes parts, nous parviennent des rumeurs qui inquiètent sur le destin et le devenir du lieu. Tout se passe, sous nos yeux et nos esprits mi-fascinés, mi-incrédules, comme si désormais le lieu, comme délavé et de plus en plus lisse et transparent, était devenu une modalité insignifiante, non déterminante, caduque et obsolète dans la structuration de l’espace, du rapport aux autres et au monde. Les choses se passent comme si désormais sur le lieu, ne s’ancrait plus rien. Que, devenu diaphane et réactionnaire, le lieu ralentissait voire bloquait mortellement les courses, qu’on voudrait présenter comme vitales et absolues, des flux et des paquets d’informations et signes qui doivent filer sans trêve à travers les immensités vertigineuses du cyberespace. Tout semblerait converger pour, unilatéralement, imposer et faire triompher l’idée que le lieu est périmé, dépassé. Il ne serait plus compatible avec la réalisation de possibles en phase avec les exigences et l’air du temps. Cette inquiétude est telle que la dissolution et la liquidation des lieux aboutissent à de véritables non-lieux. Tout semblerait poser que la seule planche de salut des lieux ne soit plus représentée que par leur mutation inconditionnelle en non-lieux. Le non-lieu et ses promesses de performances fait miroiter les images d’une sortie des lourdeurs archaïques du lieu. Le non-lieu comme tentative hyperbolique de négation des rugosités du lieu comporte ses propres figures paramètres de compréhension.
Les non-lieux : un symptôme emblématique des mutations qui affectent les lieux traditionnels
Le lieu comme topos est aire d’enracinement et d’investissement aussi bien de signes que d’énergies, de volontés que de désirs en un point particulier de l’espace. Il se veut unique, situé et individualisé en ses qualités propres et son histoire particulière. Les paradigmes anciens montraient et valorisaient des lieux uniques, singuliers et sacrés. Un des marqueurs forts d’un lieu est de revendiquer une profondeur historique, des strates temporelles et l’épaisseur d’une mémoire riche. « L’allusion au passé complexifie le présent. »[6] Un lieu cependant ne cesse d’exhiber et de scénariser ses scarifications et ses tatouages comme autant de manières de clamer sa volonté de tenir et de se maintenir (dans) le temps. Les choses se passent comme si survaloriser toujours ce qui a déjà été vécu et enduré dans le passé garantissait ipso facto la pérennité du lieu et sa persistance face aux incertitudes du temps et de l’avenir. Notre modernité, avec ses outils et machines performantes, se révèle toujours plus capable de surinvestir puissamment des lieux et sites nombreux et difficiles. En un temps court, on peut les sculpter et les transformer de manière souvent grandiose et spectaculaire. Aussi, de toutes parts et rapidement, surgit-il des édifices et dispositifs « flottants », non-enracinés, non-intégrés dans l’espace qui se multiplient comme par enchantement. Ils sont installés là d’autorité et semblent se tenir étrangement, comme sur pilotis. Le temps délicat des sanctuaires et des lieux sacrés qu’on n’abordait qu’avec d’infinies précautions est désormais derrière nous.
L’avènement des temps nouveaux dans lesquels nous vivons tient au fait que, sans hésitations, sans scrupules, sans craintes ni tremblements, nous pouvons nous permettre désormais de « raser les montagnes et combler les vallées »[7] comme l’a annoncé l’intrépide prophète de l’imminence des temps nouveaux, le radical Jean le Baptiste. Voici, déjà, la cognée, accélératrice de désertification, posée au pied de l’arbre vénérable qu’on veut défunt, avant son temps propre. Il y a pléthore de machines. Toutes, elles sont plus puissantes les unes que les autres. Et elles signifient sans ambiguïté notre pouvoir d’augmenter notre pouvoir. Sur la nature, en dissolvant et en liquidant obstacles et barrières, l’empire moderne s’étend, son arrogance aussi.
L’émergence en nombre, de nouveaux lieux « flottants » comme conséquence de la puissance des machines amène l’anthropologue Marc Augé à nommer et à identifier ces nouveaux « lieux » d’une espèce particulière au regard des lieux canoniques. « Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu. L’hypothèse défendue là est que la surmodernité[8] est productrice de non-lieux, c’est-à-dire d’espaces qui ne sont pas eux-mêmes des lieux anthropologiques et qui, contrairement à la modernité baudelairienne, n’intègrent pas les lieux anciens : ceux-ci, répertoriés, classés et promus ʺlieux de mémoireʺ, y occupent une place circonscrite et spécifique. »[9] Ainsi, la spatialité surmoderne telle que l’envisage Marc Augé et en tant que productrice de non-lieux est-elle donc révélatrice et symptomatique de toute la violente puissance de dissolution des identités, de l’histoire et des mémoires. Elle déferle sur les lieux et se révèle comme grande capacité d’infinies réduplications techniques de dispositifs. Ces derniers, artificiellement, colonisent l’espace et s’implantent quasi arbitrairement sur des étendues dont l’histoire, la particularité et la « personnalité » propres sont négligées, niées. Les nappes et strates mythologiques ainsi que les complexités des agencements locaux sont non seulement bafouées mais rendues insignifiantes et anonymes. Les non-lieux, en niant l’épaisseur du local et en s’imposant brutalement et d’autorité comme puissance d’homogénéisation, tendent à gommer les équilibres qui constituent au fond le caractère même du site et du lieu comme composition et montage complexe où les différents niveaux de couches et de sédiments se soutiennent et se répondent mutuellement et subtilement. Ils affaiblissent et brouillent, par la même occasion, les cohérences globales pour faire de ces nouvelles configurations imposées des hallucinations architecturales et urbanistiques. Des résonnements de cymbales vides et bruyantes qui sonnent trop clairs, des explosions dans l’air qui assourdissent les oreilles. Ces hallucinations brillent, brûlent et aveuglent par la violence et l’excès de leurs prétentions tapageuses. Néanmoins, elles ne parviennent pas à révéler la vérité et l’authenticité des lieux étant donné qu’elles sont de facto niées et violentées. À ce propos et en contrepoint, on ne peut ne pas penser à Henri Lefebvre, citant Marx [déjà…] : « La grande industrie enlève au travail jusqu’à l’apparence du naturel. Elle anéantit partout le caractère naturel en divisant à l’extrême, en ne promulguant que l’unité de l’argent. Elle a remplacé les villes naturelles par ces cités industrielles modernes, surgies en une nuit. » (cf. Idéologie allemande, Œuvres phil., trad. Molitor, IV, p. 218-219).[10]
Avec l’avènement et la multiplication des non-lieux, les villes, de plus en plus, tendent à devenir des caricatures sans intérêt d’un original lui-même perdu et fantasmé. Des non-lieux qui ayant perdu leur spécificité et leur individualité deviennent des sortes de non-êtres flasques, sans histoire et sans noms propres. Des non-lieux qui in fine n’ont plus ni originalité, ni authenticité et donc deviennent plats, lisses et sans aspérités. Une ville est un lieu fort et dense qui s’affirme dans et par sa capacité à incarner un rêve de lumière et de charme. Le non-lieu urbain a contrario devient un élément, au moins, de l’affaiblissement de la ville et du monde sinon de la banalisation qui tend à la dissoudre dans les eaux saumâtres et tièdes de l’insignifiance. Telle est la caractérisation augéenne du monde des non-lieux : « Un monde où l’on naît en clinique et où l’on meurt à l’hôpital, où se multiplient, en des modalités luxueuses ou inhumaines, les points de transit et les occupations provisoires (les chaînes d’hôtels et les squats, les clubs de vacances, les camps de réfugiés, les bidonvilles promis à la casse ou à la pérennité pourrissante), où se développe un réseau serré de moyens de transport qui sont aussi des espaces habités où l’habitué des grandes surfaces, des distributeurs automatiques et des cartes de crédits renoue avec les gestes du commerce ʺà la muetteʺ, un monde ainsi promis à l’individualité solitaire, au passage, au provisoire et à l’éphémère, propose à l’anthropologue comme aux autres un objet nouveau dont il convient de mesurer les dimensions inédites avant de se demander de quel regard il est justiciable. »[11] Les non-lieux donc participent à la reconfiguration affaiblissante du monde et de l’économie générale des lieux tout en révélant de nouveaux liens à la spatialité et à la temporalité, des rapports qui, par leurs rythmes, leurs formes et leurs alphabets et langages s’efforcent de réorganiser ou de désorganiser les schémas directeurs antérieurs.
Les performances technologiques qui accompagnent la surmodernité produisent un rapport nouveau à l’espace où les lieux comme positivité perdent de leur force originaire, de leur identité et de leur spécificité. Le lieu n’est plus primitivement contraignant du fait d’une « personnalité » qu’il pourrait avoir du fait de son inscription particulièrement spatialisante. Avec le non-lieu, les choses se passent comme si du fait de la puissance opératoire des machines on pouvait dénouer et défaire les forces archaïques d’enracinement et de maintien des équilibres généraux qui organisent le monde. Les lois, les repères, les cadres, et les limites qui définissent le lieu comme bassin d’accueil devenaient inopérants. L’arbitraire semble être la règle qui régit le fait de se placer et a fortiori, de se déplacer. Le non-lieu nous inscrit dans le désordre du vertige et de la crise permanente. La configuration critique de l’espace qui en résulte ouvre sur toutes sortes de paradigmes à partir desquels repenser l’histoire et l’action dans un lieu reste marqué par l’aléatoire.
Ainsi, par delà l’approche canonique du non-lieu proposée et étudiée par Marc Augé, la notion de non-lieux se décline suivant plusieurs cas. Certains non-lieux émergents ont été rendus possibles par les performances numériques du cybermonde. La topologie des univers virtuels ouvre d’infinies possibilités aux pratiquants qui nagent ou naviguent dans ces étendues et profondeurs. Les temps surmodernes coïncident avec la navigation via les cyber-nefs dans et à travers des océans virtuels qui sont des mondes « sauvages » à peine balisés et arpentés. Ils sont infiniment fascinants et ouverts à de nouveaux types d’aventuriers qu’ils soient conquérants ou délinquants au regard des ordres, normes et légalités du monde moderne canonique. L’horizon du Far-west n’a jamais été aussi grand, aussi ouvert et situé aussi loin. On peut y plonger, y naviguer, s’y perdre et s’y « terrer » ou s’y retrouver par affinités dans de discrets plis, replis, grottes et anfractuosités d’où l’on peut toujours resurgir aussi promptement que l’on peut y disparaître. Les nouveaux pirates, qu’ils soient hackers ou membres de tous ces groupuscules, organisations et « sectes » qui pullulent et opèrent à partir de ces nouvelles marges et périphéries ont montré avec force leur capacité à interférer efficacement avec le monde ordinaire et concret. De là où ils se trouvent, ils peuvent toujours perturber, détourner et bloquer les flux matériels et immatériels, les circulations aussi bien des informations que des cargos et containers de marchandises. Mais, précisément, à l’aube du nouvel âge cybernétique dans lequel nous sommes entrés, la question du lieu se repose encore avec force. Où donc se trouvent et se tiennent les nouveaux protagonistes ? Quelle police pour les contrôler, les identifier et éventuellement les arrêter ? Selon quelles juridictions et procédures interpeller les nouveaux capitaines Barberousse et leurs flottes fantômes qui ne cessent de croiser dans les nouvelles mers et d’ainsi menacer l’ordre des empires déclinants ? Les formes originales de délinquance mais aussi les nouveaux héros, aventuriers, porteurs de richesses et peut-être de formules inédites pour mieux vivre et guérir sont encore à discerner dans les balbutiements de leurs langages, leur éthique et leurs gestes.
Des hackers, pirates, aventuriers, savants, hérétiques, poètes, voyants, explorateurs et expérimentateurs de toutes sortes restent actifs et vigilants. Ils sont tapis et aux aguets dans les sinuosités et anfractuosités du cyber-espace. Eux, passe-murailles, voient plus et mieux, dans la nuit et à travers les murs des maisons. Ils sont le symptôme des temps qui viennent et qui sont déjà là. Protagonistes des espaces « anti-topiques », alter-topique, tous ces marginaux qui réagissent à partir des non-lieux profonds, insondables, nocturnes, sauvages et périphériques sont des acteurs majeurs dont il faudra tracer et décoder les signes. Ces arpenteurs d’espaces et de territoires dessinent et esquissent, avec la passion des découvreurs, les univers de l’avenir. Ces mondes en gésine ne sont pas voués à rester dans la dimension étrange du non-lieu. Ils peuvent surgir au cœur des cités. Le non-lieu peut toujours faire place. Le solide, le liquide, l’aérien se croisent et se recombinent en permanence pour faire émerger des figures et dispositifs baroques aux qualités nouvelles et inédites. Ils sont capables de faire événement dans l’ordre de l’historique en traduisant dans les faits concrets ce qui s’est élaboré dans les profondeurs nocturnes du virtuel. L’insularité comme émergence devient lieu-carrefour où se rejoignent en des configurations inédites, des potentialités étranges. L’ancien et le nouveau, l’habituel et l’inédit s’hybrident dans des formes et moyens jusque-là impensés voire impensables dans l’ordre et la discipline du paradigme ancien. « Il est bien connu, écrit Gilles Deleuze, comme mythe du déluge. L’arche s’arrête au seul endroit de la terre qui n’est pas submergé, lieu circulaire et sacré d’où le monde recommence. C’est une île ou une montagne, les deux à la fois, l’île est une montagne marine, la montagne, une île encore sèche. »[12] La figure de l’île comme surgissement (éruption) issue des fonds nocturnes dit la force des liens virtuel-réel qui peuvent s’organiser à partir de ce lieu contre l’idée ordinaire d’insularité et par-delà le différentiel virtuel-réel en termes de fonctionnement. Ainsi, l’exemple de « l’occupation de la place Tahrir au Caire a [-t-elle] été vécue au début de l’année 2011 comme l’une de ces éruptions sous-marines : elle a surgit du monde virtuel, des échanges générés par des réseaux sociaux (Facebook, Twitter) et par les acteurs immergés dans la toile numérique. Comme si la fluidité souterraine du virtuel devait s’actualiser dans cette place, un espace vide, une agora contemporaine faite de goudron, de bitume et de poussière, et se concrétiser dans un milieu physique permettant le rassemblement humain. »[13] Le non-lieu cybernétique devient un « lieu » où se fomente des actions en amont du lieu. Quant au lieu, il tend à devenir l’aval du « lieu cybernétique ».
Le non-lieu est également envisageable différemment, de manière plus tragique, à partir de la perspective des dynamiques disruptives de l’histoire. Les lieux comme site d’implantation semblent être des sièges inexpugnables. Ils semblent solidement ancrés et enracinés au sol. Lieux fortement identifiés, ils semblent désormais se fondre et se confondre avec leur site. L’antiquité de leur installation même est souvent auréolée de mythes qui les assurent et les mettent, au besoin, à l’abri du doute que peut parfois insinuer la condition historique. Un doute-poison qui malignement fissure les édifices humains. Les lieux font littéralement souche et scellent le bassin qui porte la demeure des hommes. Et pourtant, ils peuvent se dissoudre, brûler et être réduit en fumée.
Les civilisations humaines peuvent aussi se lire comme une intrigue pyrographique. L’histoire coïncide avec une infra-histoire du feu et de la fumée, de la cendre, de la suie, de la boue et de la poussière. Un des marqueurs paradoxaux et les plus constants de ce que bâtit la prodigieuse patience des ardeurs et des passions humaines est certainement la ruine restante : humble ou grandiose. Les guerres, les conflits et peut-être aussi les vanités ou les spasmes furieux de la nature se piquent de mettre à bas, de déchausser de leurs échasses, les cités orgueilleusement dressées. Les voilà à genoux, à la renverse, étalées, prises dans le gris poussiéreux de la pitié. Des villes, naguère orgueil des citadins, sont là maintenant décomposées, honteuses et tristes. Des lieux prétendus inexpugnables peuvent être, l’instant d’un battement de cils, détruits, rasés, et dissous ; rabotés.
À partir des expérimentations artistiques auxquelles s’adonne Claudio Parmiggiano et auxquelles il donne le nom de delocazione et qui consistent en « la transformation d’un site environnant (son air, son brouillard, son atmosphère particulière) en paysage de la psyché, en caractère stylistique, en empreinte de l’intimité »[14], il est possible de penser, avec Georges Didi-Huberman, la notion de non-lieu en lien avec les aventures et les histoires des espaces urbains. Ces aventures révèlent des lieux urbains toujours ayant affinités avec le précaire. Éminemment ébranlables sont-ils. Et Claudio Parmiggiano d’évoquer sa méthode avec, au cœur et dans la mémoire, le souvenir du bombardement de la ville d’Hiroshima : une autre entrée dans la modernité ruineuse et fumante.
« Delocazione : poussière et fumée. J’avais exposé des espaces nus, dépouillés, où la seule présence était l’absence, l’empreinte sur les murs de tout ce qui était passé par là, les ombres des choses que ces lieux avaient abritées (le ombre delle cose che questi luoghi avevano custodito). Les matériaux pour réaliser ces espaces (ambienti), poussière, suie et fumée, contribuaient à créer le climat d’un lieu abandonné par les hommes, exactement comme après un incendie, un climat de ville morte (un clima di città morta). Il ne restait que les ombres des choses, presque les ectoplasmes de formes disparues, évanouies, comme les ombres des corps vaporisés sur les murs (dissolti sui muri) d’Hiroshima. »[15]
Ces considérations en phase avec l’histoire comme tragédie ne cessent d’accuser les lieux comme toujours possiblement fragiles et évanescents. Gonflés d’orgueil, gloire des civilisations, ils peuvent, à tout moment, pour un signe, pour un oui ou pour un non, politique, idéologique ou économique être éventrés et trahir, laisser fuir la suie, la boue et la poussière qui les composent. Philippe Madec, architecte et philosophe, en un petit livre vif et saisissant, aura su dépeindre ces ambiances désolées de dévastation qui tombent sur les villes fracturées. Elles traduisent, au fond, toute la fragilité des espaces bâtis désormais littéralement délités, effacés. Philippe Madec pose la question : « Détruire ou tuer. Troublante équation que la démence dévastatrice de l’homme a rendue chronique. Faut-il admettre le principe d’urbanicide, de massacre rituel des villes qu’évoque Bogdan Bogdanovic, ancien maire de Sarajevo ? […] Faut-il croire en la violence rustre d’une pure campagne contre la ville, cette ʺbâtardeʺ qui serait à la source sale de tous les maux ? Les révolutionnaires soviétiques le pensaient déjà, désurbanistes qui, au lendemain de la Révolution d’Octobre, ordonnaient la dissolution des villes, symboles de l’accumulation capitaliste, au long de lignes infinies sur l’a-plat des territoires. Il fallait dessaisir la ville de son lieu. »[16] Les choses semblent se dérouler comme si investir les lieux était un geste qui comportait une malédiction. Tôt ou tard, le lieu semble être appelé à sa vérité, à la destruction. Comme si la ruine est l’avenir caché qui fomente le lieu. « Les ruines, écrit encore Madec, proclament à quel point détruire porte sens, et à quel point les symboles n’y sont jamais étrangers. Raser Babel, abattre les murailles de Jéricho, éradiquer Sodome et Gomorrhe, incendier Persépolis, détruire Carthage, piller Rome, saccager Constantinople, faire céder Jérusalem, prendre la Bastille, le palais d’Hiver, emporter Stalingrad, bombarder la cité impériale de Huê, abattre le mur de Berlin, ruiner la cathédrale de Mogadiscio, dynamiter les Bouddhas afghans, pulvériser les Twins Towers. »[17] L’archéologie comme science et art de la ruine est une infra-histoire des villes et cités humaines.
À travers l’histoire, la liste est interminable des villes flambées qui, consumées, décomposées, ont sombré. Pourtant comme phénomène, les villes résistent et ne cessent de renaître au jour d’une histoire oublieuse et entêtée qui oscille entre drame et fête.
Il est, à cet effet, des points géographiques où les flux d’informations, d’images et de signes se concentrent à telle enseigne que des villes spéciales s’y constituent et forment des points nodaux hyper-connectés d’une particulière puissance, force et intensité. Au regard des non-lieux, ces lieux-là, hypertrophiés, surdéterminés, surinvestis et hyperboliques, ne sont pas, à leur tour, sans poser de questions quant à leur habitabilité et à leur capacité à encore être des lieux où des relations, une identité, une mémoire et une histoire d’hommes sont encore possibles ou pensables. Si les non-lieux examinés plus haut tendent à s’inscrire dans une relation problématique avec l’humanité, il y a aussi de l’inhumain qui hante ces hyper-lieux où, la terre elle-même semble se dissoudre, se liquéfier au profit d’une hyper-virtualisation, d’une quasi-dissolution des choses et des êtres dans les profondeurs et les vertiges du bain numérique.
L’hyper-lieu : l’infini miroitement ou la surmodernité comme idolâtrie et ivresse du spéculaire
Les hyper-lieux apparaissent aujourd’hui comme les lieux emblématiques et totémiques de notre modernité. Lieux particulièrement denses et intenses, où tout y est hyperbolique et strident. De ces lieux, il est dit que tout le monde est réputé vouloir y être : the place to be. Ces lieux emblématiques sont particulièrement symptomatiques de l’imaginaire néolibéral, hyper-connectés. Ils sont aussi bien des points de jonction des flux de touristes que de convergence des flux financiers et des capitaux de toutes sortes. Ils bénéficient d’une image ayant un fort coefficient de rayonnement. Lieux nimbés et auréolés de lumière qui semblent « toucher » ceux qui foulent leurs pavés. Par la « grâce » cumulées du battage médiatique, des outils numériques et informatiques, le défilement continu d’images de tels lieux circule dans le monde. On y photographie et on s’y photographie se photographiant alors que des images de soi sont de temps à autre reflétées sur les écrans géants qui mêlent aussi bien des images du lieu que des extraits de l’actualité du monde. Et l’on diffuse encore et encore. Et chacun, à son tour, diffuse immédiatement auprès des membres de son propre réseau d’ « amis » et de « followers ». A en croire certains, ce serait là une expérience particulièrement enthousiasmante. Pour Michel Lussault, analyste et grand chantre des hyper-lieux du monde capitaliste et néolibéral en ses réseaux de villes-phares (Singapour, Dubaï, Hong-Kong, Astana, Venise, Pudong…), le « plateau de télévision globalisé à ciel ouvert »[18] qu’est Time-Square à New-york est le parangon de l’hyper-lieu. Une « place spéculaire [qui] constitue une parfaite expression de la ʺspectacularisationʺ qui fonde le fonctionnement des grands centres et hubs métro-mégapolitains. Tout peut et doit être source de spectacle et d’émotions pour et par chacun. Times Square est conçu comme un vecteur d’expérience individuelle et collective : il propose une interactivité ludique et sensorielle, visant à émouvoir ; il n’est porteur d’aucun autre projet que celui de l’adhésion au système qui permet de le réaliser. »[19] Les hyper-lieux disséminés à travers la planète sont des points enchaînés formant réseau et qui proposent à la communauté des adhérents du mode globalisé d’existence, des expériences d’intensification et de densification enthousiasmantes des émotions et des instants de la vie. L’hyper-lieu aurait la vertu d’enlever l’individu à la terre ferme pour l’élever et le placer dans une situation d’apesanteur ou dans une bulle d’air conditionné où il évolue dans le plaisir, la sécurité, le rêve, l’excitation… En ces lieux, bulles de surconsommation, tout est marqué et vécu sous le sceau de l’excès, de l’ « hyper » : surcumul incessant de réalités matérielles et immatérielles, hyper-spatialité ou adhésion totale au miracle de l’hyper-connection : on est toujours, au même instant ici et ailleurs (ubiquité médiatique), hyper-scalarité : toutes les échelles de la co-présence fonctionnent simultanément (local, régional, national, mondial), abolition des frontières classiques de l’expérientiel (individuel/collectif) pour ouvrir sur une expérience totale qui tend à mobiliser et à fondre ses différents paliers en une collusion excitante. Les adeptes de ces hyper-lieux y obtiendraient la révélation de la conscience d’une affinité spatiale (« nos co-habitants de Times Square se découvrent « familiers » par l’expérience du lieu.»)[20] Michel Lussault semble décrire et penser l’hyper-lieu suivant le modèle évangélique de la transfiguration. Sur cette éminence qu’est le Mont Thabor, les disciples de Jésus sont pris dans le vertige de la transfiguration des choses et des êtres. L’éternité et le temps coïncident et suspendent les normes de la vie ordinaire. Ils flottent et baignent tellement dans l’extraordinaire qu’ils en oublient jusqu’à l’idée de redescendre sur terre, dans la vallée des larmes…
Toute cette euphorie ne peut cependant occulter durablement un fait indéniable. L’hyper-lieu est d’abord et surtout la réalisation et la concrétisation en un lieu d’une puissante opération immobilière où le prix du mètre-carré s’envole aussi haut que la hauteur des gratte-ciels. C’est l’érection d’un temple à la gloire de l’ordre néolibéral et du capitalisme triomphant. C’est une machine à reluire : miroiter, refléter, illusionner et faire rêver. L’hyper-lieu comme bulle s’intègre mal dans l’espace en ce qu’il cache mal l’aridité et la désolation qui l’environne voire qu’il engendre rétrospectivement. Dans le mouvement même où il triomphe, il signifie et révèle par contraste la discrimination de masses exclues, toujours plus importantes, qui, faute d’argent ou de capital, ne peuvent participer et vivre ces magnifiques expériences enthousiasmantes tant vantées. L’entrée de l’hyper-lieu est une « porte étroite » par laquelle n’entrent que les forts et les puissants. En cela, l’hyper-lieu, d’une manière ou d’une autre, est une machine à exclure ceux qui précisément, ne sont pas dans l’« hyper » et qui pourtant sont… « hyper-nombreux ».
En produisant ces hyper-lieux comme théâtres et machines hyper-spéculaires, ces « villes en apesanteur » (Saskia Sassen)[21] participent à une fluidisation, une abstractisation et une artificialisation extrême de la vie qui la vide de la dimension d’expérience et de son authenticité. Le dérisoire porté à son point paroxystique. C’est en cela que les hyper-lieux, tels que nous pouvons les voir se déployer à travers le monde (Dubaï, Las Vegas…), relèvent d’une critique politique et sociale radicale qui permettrait de les repenser suivant un nouvel ordre urbain. Avec et à partir de Henri Lefebvre on peut puiser l’inspiration et penser des orientations afin de mener et de construire cette mise en crise analytique : « le capitalisme semble à bout de souffle.[22] Il a trouvé une inspiration nouvelle dans la conquête de l’espace, en terme triviaux, dans la spéculation immobilière, dans les grands travaux (à l’intérieur des villes et en dehors), dans l’achat et la vente de l’espace : Et à l’échelle mondiale. […] L’urbanisme couvre cette gigantesque opération. Il en dissimule les traits fondamentaux, le sens et la finalité. Il cache sous une apparence positive, humaniste, technologique, la stratégie capitaliste : l’emprise sur l’espace, la lutte contre la baisse tendancielle du profit moyen, etc. »[23]
En réaction aux non-lieux et hyper-lieux, penser le tiers-lieu peut être une manière de rouvrir et de conjuguer différemment des valeurs de la ville au moment où cette dernière se trouve à un carrefour décisif et historique et où elle est sommée de se réinventer afin de relever intelligemment les défis de l’âge nouveau dans lequel elle entre.
Le tiers-lieu : milieu expérimental, espace-laboratoire de réinvention des formules pour une autre urbanité
Au moment où l’expérience urbaine aborde un nouvel âge marqué par la révolution numérique et ses profondes mutations dans l’ordre non seulement de l’urbain mais aussi dans la restructuration générale du monde social, les rapports aussi bien à l’espace, au temps, aux autres qu’au monde s’en trouveront transformés. Quelle signification prendra la ville lorsque l’espace-lieu qui fonde son être même, son cadre, sa mémoire, son identité se trouve à ce point modifié et traversé par tant de facteurs de mutation ? Contre les esprits chagrins, il est possible de poser qu’au fond, cette situation, aussi déroutante puisse-t-elle sembler, ramène la ville à ce qu’elle a toujours été : un point critique, un milieu d’expérimentation, un laboratoire aussi bien qu’une élaboration de crise. Il nous est donné de contribuer et d’assister à la « réalisation » d’initiatives qui sont le prolongement des échanges virtuels. L’irruption du virtuel fonctionne comme un accélérateur d’initiatives. Elle subvertit et rend plus subtils les anciens modes d’échanges et les distributions classiques entre public et privé, ici et ailleurs, propriété et partage. La ville comme lieu-machine autant que lieu-réseau a toujours fait une place importante à la circulation et à la notion d’organisation et d’interconnection des réseaux. Avec la révolution numérique, ces notions tendront de plus en plus à fonctionner selon un nouveau régime qui a pour conséquence la transformation de l’ensemble des manières de la société. La place est de plus en plus ouverte pour l’expérimentation des « contre-façons » (Michel de Certeau)[24] d’agir, plus généreuses et moins abstraites. Prêt, partage, échange, location, entraide, expérience, discussion, convivialité, horizontalité, coopération, bénévolat…, « le tiers-lieu émerge […] comme un emplacement dans l’espace où des individus créent un milieu économique, technique, social et culturel à leur mesure. [Il est une expérimentation en guise de recherche et de proposition-réponse] Lorsque les institutions ne sont plus à même de répondre aux attentes, aux normes, aux capacités d’une population ou à son environnement, un jeu de négociation se met en place pour faire évoluer les règles. »[25] Le tiers-lieu signe la renaissance de l’individu créateur qui désire et veut intervenir dans le mouvement de son espace social. Non plus subir mais entrer en conversation et enrichir les ressources disponibles dans la ville et être ressourcé par le monde que l’on irrigue à son tour. Le tiers-lieu comme croisement de norias. « Dans les tiers-lieux, les individus […] démontent, cherchent à comprendre, détournent des machines, des pratiques, des systèmes ou des institutions ; ils leur apportent de nouvelles fonctions et fonctionnalités, taillées sur mesure et en perpétuel ajustement avec leur environnement. Une résilience transformatrice pour vivre mieux. »[26]
Fidèle à son histoire qui la constitue comme milieu de questionnement, d’invention, de critique, d’abstraction et de production de signes, la ville, comme milieu fécond ouvre, avec le tiers-lieu, une nouvelle page de son devenir possible. Elle peut être envisagée comme un tiers-lieu en devenir. La ville comme un espace-capteur, où se croisent et s’inter-fécondent la diversité des potentialités issues du non-lieu, de l’hyper-lieu et du lieu canonique ; un lieu d’expérimentation permanente. Là où le village comme figure est le lieu qui préférentiellement plébiscite et cultive le maintien de la tradition, des habitudes, la ville a toujours été le lieu par excellence de l’événement donc de l’ouverture, parfois brutale, de séquences nouvelles et d’espaces alternatifs, d’invention de nouvelles manières aussi bien de faire que d’être. Échanges, partages, collaboration, gratuité rendus possibles par de nouveaux outils, de nouvelles médiations technologiques et surtout des manières originales de s’en approprier, qui diminuent les intermédiaires et rendent les individus plus libres et plus performants dans leurs initiatives et leur imagination. Ainsi les modes nouveaux de réappropriation de l’espace urbain révèlent-ils différemment la ville à elle-même et au monde. La créativité aussi bien que l’intelligence des individus qui dialoguent plus et mieux avec le monde ouvrent plus largement les citoyens, les murs et les frontières de la ville de manière, jusque-là, inédite. Il y a donc besoin de réélaborer autrement et différemment l’art et l’expérience de la vie commune. Il y a besoin de repenser l’idée de ville en la réajustant aux rythmes des mouvements qui poussent et forcent en elle.
La discussion nouvelle qui s’ouvre inaugure une séquence historique longue où « l’animal politique » est convoqué à repenser, une fois encore, la cité de l’avenir. Quelle cohérence lui donner ? Comment intégrer le plus possible les performances et les possibilités de la révolution cybernétique avec l’identité des villes ? Entre murs et portes de la cité, comment conjuguer la possibilité de villes qui soient à la fois ouvertes et enracinées, dynamiques et stables ? Autrement dit comment faire pour que les villes soient au rendez-vous de l’avenir sans perdre leur âme ?
Les réponses devraient surgir au croisement de séries de débats à synthétiser et de choix politiques et historiques à faire. La révolution numérique peut ouvrir sur une société (très visible dans l’organisation et l’ordonnancement des villes) où de nouvelles élites et aristocraties qui s’arrogent toutes sortes de privilèges pourraient conquérir l’espace et les centres décisifs de la société contre de nouvelles masses de serfs qui se perdraient dans la nuit des marges et de l’éternelle servitude générant, pour l’ensemble de la société, anxiété et hantise : paranoïa sécuritaire. La toxicité d’une telle approche semble évidente.
Il est possible également de penser audacieusement une société plus juste où la révolution numérique, plutôt que de, facilement, privilégier la caste de la « classe créative », comme on la surnomme déjà, pourrait courageusement miser sur un modèle qui fasse véritablement événement et qui soit sensible à des orientations plus largement et diversement créatives pour inventer une nouvelle civilisation. Non pas « la caste-classe créatrice » au sens de Richard Florida[27] et ses amis mais une ouverture qui généreusement valorise toutes les créativités et qui fasse de la place, en ville, à toutes les présences et toutes les différences qui, comme toujours, sont le meilleur ferment contre la monoculture stérile et pauvre. Contre donc l’idée falsifiée d’une créativité réservée à une autoproclamée « classe créative » qui monopoliserait l’accès aux sources et aux formes de l’inspiration, une cité qui, grâce à une culture de la co-création, du partage, de l’échange et de l’innovation tous azimuts ouvrirait véritablement à de nouveaux possibles et à un vrai renouvellement des expériences et des formules du commun. La cité nous a déjà tant donné. « Le face à face, le tête-à-tête des êtres vivants réunis dans l’enclos des remparts, la densité sociale avec ses contradictions passionnelles, l’émergence de l’individualité et la conscience d’accomplir une tâche commune […] est d’abord une matrice de créations diverses, nouvelle et qui lui survivent. Où donc, sinon dans la cité, prennent naissance l’écriture de l’histoire, la science de la politique, le théâtre, la technologie et même la philosophie ? Où donc, ailleurs que dans les rues d’une ville, Socrate aurait-il pu être ce génial ʺvoyouʺ des carrefours dont parlait Raymond Queneau ? »[28] Et dans une telle configuration, l’architecture est appelée à penser généreusement les lieux, espaces et villes de cette nouvelle civilisation qui vient, qui est déjà là et qui nous interroge à travers les tensions que supportent nos lieux, nos lois, nos valeurs. Plus que jamais l’architecture est interpellée comme un protagoniste majeur. « Entre tous les actes créatifs, nous rappelle à ce propos Jean-Christophe Bailly, l’architecture est celui des arts pour lequel cette relation au politique est la plus directe et la plus contraignante. L’architecture comme tous les autres arts, peut être politisée, c’est-à-dire idéologique, mais ce qui est structurel c’est le caractère politique de son mode d’existence : l’architecture en effet, est dans l’espace traversé par les hommes, ce qui incarne et rend visible la forme d’association qu’ils se sont donnée. Son existence physique incontestable non seulement accompagne la vie des hommes mais elle l’organise. »[29] Autrement dit, à l’aube d’une nouvelle civilisation dont nous voyons d’ores et déjà se dessiner les contours et linéaments, il nous est posé la question de savoir combien serions-nous encore attachés à des notions, des valeurs et des idéaux tels que la démocratie, la république, la liberté, la justice… ?
Au regard des accélérations, des transformations et mutations de l’histoire, la réponse semble de moins en moins évidente à formuler.[30] Cependant si la réponse à des questions de cet ordre est positive, alors, l’architecture des villes de l’avenir redeviendra le lieu d’une authentique pensée qui expérimente et prend le risque d’inventer des organisations et des ordres véritablement nouveaux loin des facilités archaïques qui consistent à, en toute sécurité, prendre acte de ce qui est et de le consolider. Ce qui est et qui a tendance à se consolider. C’est qu’il y a des dominants et des dominés. Ce qui est à toujours essayer et entreprendre c’est une lecture fine des complexités que tissent ces différents protagonistes de l’histoire. À partir de là, tenter d’expérimenter et de traduire les textes nouveaux qui s’écrivent en des langues encore « sauvages ». C’est là que se nouent les fils de l’invention et de la réalisation de l’utopie d’un monde plus juste, plus beau et meilleur pour le plus grand nombre, pour tous. Contre les étroitesses et les mesquineries sans avenir des grands et des petits opérateurs immobiliers, tous fervents adeptes du culte du chiffre, il est urgent qu’advienne à nouveau la noble architecture politique. Une architecture intelligente, efficace et néanmoins tendre et généreuse. Nous en appelons à « une architecture qui soit à nouveau capable d’outrepasser la gestion habile du donné pour introduire entre les hommes l’espace de leur cohabitation comme une idée remise au travail. »[31] C’est certainement dans l’esprit de cette « idée remise au travail » qu’il est possible de penser alternativement, joyeusement et avec intelligence la mutation sociale et civilisationnelle qui atteint le monde. Contre le gigantisme de mauvais goût, l’hypertrophie de la privatisation de la ville qui atrophie la place et l’espace publics, nous voulons plus d’hommes heureux, de l’air, de la lumière et des fleurs dans les villes, non des robots hideux et trop nombreux qui y arrosent des chardons et des plantes vénéneuses. La ville comme lieu de l’artificiel (com)-porte toujours en elle son possible déclin ainsi que les semences de son avenir possiblement radieux. L’accumulation des savoirs et des technologies qui nous ouvre les portes des villes de l’avenir doit être une opportunité unique pour repenser plus raisonnablement les codes et formules d’une nouvelle citoyenneté tout à la fois ouverte sur le monde, et enracinée dans les lieux tout en étant soucieuse de la saine gestion des « nouvelles raretés : l’espace, le temps, le désir, les éléments (l’eau, l’air, la terre, le soleil). »[32] Pour l’avènement et l’aménagement des lieux appropriés à la nouvelle séquence civilisationnelle, des choix cruciaux sages, courageux et vitaux sont à faire.
[1] LEVI-STRAUSS Claude, Tristes tropiques, Paris : Plon, 1955, p. 138.
[2] BAUDELAIRE Charles, « Le cygne », in Les Fleurs du mal, Paris : Booking international, 1993, p. 184.
[3] LEFEBVRE Henri, Position : contre les technocrates. En finir avec l’humanité-fiction, Paris : Éd. Gonthier, 1967, p. 205.
[4] LEFEBVRE Henri, La somme et le reste (t. 2), Paris : La nef de Paris éditions, 1959, p. 756.
[5] LEFEBVRE Henri, La somme et le reste (t. 2), op. cit., p. 757.
[6] AUGÉ Marc, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris : Seuil, 1992, p. 89.
[7] La Bible de Jérusalem, Paris : Cerf, 1973, p. 1486. Évangile selon Luc, 3, 4-5 : « Voix de celui qui crie dans le désert : Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers ; tout ravin sera comblé, et toute montagne ou colline sera abaissée ; les passages tortueux deviendront droits et les chemins raboteux seront nivelés. »
[8]La surmodernité est une notion directement issue de l’élargissement de l’horizon anthropologique à l’étude des situations, cas et problèmes relatifs non plus aux sociétés classiquement dévolues à l’ethno-anthropologie (les sociétés lointaines par rapport à l’Europe) mais aux sociétés contemporaines. Par-delà les terrains dits « exotiques », le monde contemporain, en effet, interpelle l’anthropologie avec ses excès et ses solitudes. « Les trois figures de l’excès par lesquelles nous avons essayé de caractériser la situation de surmodernité (la surabondance événementielle, la surabondance spatiale et l’individualisation des références), dit Marc Augé, permettent d’appréhender celle-ci sans en ignorer les complexités et les contradictions, mais sans en faire faire non plus l’horizon indépassable d’une modernité perdue dont nous n’aurions plus qu’à relever les traces, répertorier les isolats ou inventorier les archives »(Augé M., Non-lieux, p. 55). Les mondes contemporains génèrent de nouveaux territoires (aéroports, autoroutes, supermarchés, chaînes hôtelières, stations-services…) où la solitude et la similitude, l’indifférence et l’anonymat tendent à l’emporter et à se substituer à l’identité et à la relation. Ces émergences de la surmodernité triomphante sont proprement des lieux qui ne nous « parlent » plus que par et à travers les fléchages, les messages, les signaux et les diverses injonctions imposées aux utilisateurs, usagers et passagers de préférence anonymes.
[9] AUGÉ Marc, op. cit., p. 100.
[10] LEFEBVRE Henri, Introduction à la modernité, Les éditions de minuit, 1962, p. 120.
[11] Ibid.
[12] DELEUZE Gilles, L’île déserte et autres textes, Paris : Les éditions de minuit, 2002, p. 17.
[13] MONGIN Olivier, La ville des flux. L’envers et l’endroit de la mondialisation urbaine, Paris : Fayard, 2013, p. .
[14] DIDI-HUBERMAN Georges, Génie du non-lieu. Air, poussière, empreinte, hantise, Paris : Les éditions de minuit, p. 13
[15] PARMINGGIANI Claudio, Stella Sangue Spirito, in Georges DIDI-HUBERMAN, op. cit., p. 194-195. Cf. id., « Dialogo-Entretien », art. cit., p. 158-159. Significativement, l’artiste aura choisi, comme frontispice à son « Livre d’heures », une reproduction de Stalingrad dévastée par les bombardements allemands. Cf. BERNARD Chistian (dir.), Claudio Parmiggiani : Livre d’heures. Dessins de projets, Genève-Milan : MAAMCO-Mazzotta, 1996, p. 14, cité par Georges DIDI-HUBERMAN, op. cit. p. 23-24.
[16] MADEC Philippe, L’architecture et la paix. Éventuellement une consolation, Paris : Jean-Michel Place, 2012, p. 15.
[17] Ibid., p. 16.
[18] LUSSAULT Michel, Hyper-lieux. La nouvelle géographie de la mondialisation, Paris :Seuil, 2017, p. 53.
[19] Ibid., p. 55.
[20] Ibid, p. 59.
[21] SASSEN Saskia, La ville globale. New-York, Londres, Tokyo, Paris : Descartes & Cie, 1996.
[22] Une telle affirmation peut sembler présomptueuse au regard de l’apparente puissance triomphante incarnée par les moyens, objets et édifices issus du capitalisme et de l’imaginaire dont il fait une agressive promotion. Ce serait oublier que ces réalisations cachent mal les destructions littéralement catastrophiques sur lesquelles s’érigent les édifices du capitalisme triomphant. Ce gigantisme arrogant et hystérique engage le monde et la terre sur des voies sans issues. Clairement, les forces de l’intelligence doivent pousser dans le sens d’une relecture critique de ce modèle pour le réorienter dans un sens compatible avec un avenir plus viable et durable pour le plus grand nombre. Une nouvelle culture de l’urbanité est à penser et à proposer.
[23] LEFEBVRE Henri, La révolution urbaine, Paris Gallimard, 1970, p. 206.
[24] CERTEAU (de) Michel, L’invention du quotidien, Paris : Gallimard, 1990, p. 54.
[25] BURRET Antoine, Tiers-lieux et plus si affinités, Limoges : Éd. Fyp, 2015, p. 74.
[26] Ibid.
[27] Les mots ont une puissance. La bataille des mots n’est pas sans impact sur la représentation. Richard Florida se veut le chantre et le héraut d’une « économie créative ». L’idée et les mots ne manquent pas de noblesse. Mais que met-il sous ce beau vocable ? Il semblerait qu’il travaille en mettant en place des villes qui se construisent suivant sa loi des « trois T du succès économique : tolérance, talent, technologie ». Le nouveau développement de la ville de Seattle est pour lui un exemple. « …Seattle a raflé à Austin (Texas) la quatrième place du « palmarès créatif 2012 ». Cette même année, le magazine de voyage Travel+Leisure lui a attribué le titre convoité de « meilleure ville pour les « hipsters », devant ses voisines de la côte Ouest, Portland et San Francisco. […] Année après année, l’ancienne Jet City accueille une population toujours plus diplômée, aisée, blanche et masculine. Des ingénieurs, des informaticiens, des génies des algorithmes ou du marketing, des publicitaires… », BRÉVILLE Benoît, « Grandes ville est bons sentiments », in Le monde diplomatique, n° 764, novembre, 2017, p. 19.
[28] DUVIGNAUD Jean, La solidarité. Les liens de sang et les liens de raison, Paris : Fayard, 1986, p. 53.
[29] BAILLY Jean-Chistophe, La phrase urbaine, Paris : Seuil, 2013, pp. 245-246.
[30] Les contextes anxiogènes de paranoïa sécuritaire, les craintes et peurs nombreuses qui marquent de plus en plus la vie au quotidien, l’adhésion addictives et sans réserves aux outils et performances technologiques contribuent diversement à renoncer et à laisser rogner des pans entiers de ce qui jusque-là définissaient et signifiaient notre liberté et nos valeurs fondamentales. La tendance penche souvent, par manque d’analyse pertinente à, bien souvent, prendre l’effet pour la cause. Cette spirale perverse tournant et se retournant sur elle-même pourrait aboutir, sous le prétexte de plus de protection et de sécurité, à la liquidation même de notre modèle sociétal et historique en ses acquis, valeurs et idéaux.
[31] BAILLY Jean-Chistophe, La phrase urbaine, op. cit., p. 206.
[32] LEFEBVRE Henri, La révolution urbaine, op. cit., p. 213.