Industrialisation, histoire environnementale et matérialité // Thomas Le Roux

Compte-rendu de l’intervention de Thomas Le Roux le 19 novembre 2019

Chercheur en histoire au CNRS, Thomas Le Roux dirige le Centre de Recherches Historiques (EHESS/CNRS). Ses recherches portent sur l’histoire des pollutions et des risques industriels, de la santé au travail et des mines aux XVIIIème et XIXème siècles. Il a également travaillé sur l’histoire de la construction : il a notamment étudié les chantiers au XVIIIème siècle, ainsi que l’architecture industrielle à la fin du XIXème siècle. Son sujet de prédilection est cependant l’histoire environnementale. En ouvrant une perspective historique sur l’industrialisation au-delà du champ de l’architecture, son approche permet avant tout d’ouvrir, d’une part, le champ des réflexions sur les trajectoires techniques, leurs enjeux, leurs effets, leurs acteurs et les rapports de force qui les sous-tendent, et d’autre part, de construire un regard critique sur les impacts des débats autour du concept de pollution et de leurs effets dans les champs politique, social, culturel… En effet, l’histoire environnementale que Thomas Le Roux participe à constituer s’intéresse aux bouleversements apportés par l’industrialisation dans le rapport des sociétés à leur environnement, et cela sans mettre de côté les dégradations des milieux liées au développement du progrès technique. En nous permettant de comprendre les logiques de l’acceptation d’un monde industriel au tournant des XVIIIème et XIXème siècle, le chercheur en histoire nous permet de saisir autrement les logiques techniques, scientifiques, politiques et sociales contemporaines dans leurs interactions réciproques.  

De la catégorie de la nuisance au mot de pollution 

L’exposé de Thomas Le Roux met en lumière les mutations profondes qui s’opèrent dans l’appréhension des pollutions entre les XVIIIème et le XXème siècles. Comme entrée en matière pour comprendre ces transformations radicales, il nous propose de comprendre l’évolution de l’emploi du mot « pollution » lui-même, tant en termes de définition que d’occurrences[1]. Dans la langue anglaise comme dans la langue française, il observe que le mot est très peu utilisé avant 1800, jusqu’à un pic en 1968/1969, pic qui se poursuit jusqu’aux années 1972/1973 avant de redescendre pour atteindre un palier. Au cours de cette période qui correspond à l’émergence des questions environnementales dans le grand public, la « pollution » est considérée en tant qu’altération d’un milieu par la production d’une substance étrangère, qui vient en modifier les équilibres de façon néfaste. 

Thomas Le Roux attire notre attention sur le fait qu’avant le XIXème siècle au contraire, le terme « pollution » a une connotation religieuse, parfois morale, correspondant à la souillure d’un lieu sacré, à une profanation. Il est notamment en usage en Angleterre, pendant la période de la république Cromwellienne (1649/1660) pour dénoncer une corruption des esprits. Ce sont plutôt les mots de nuisance, d’insalubrité ou encore de corruption qui sont en usage pour qualifier les altérations néfastes des milieux. Ce qui peut nous surprendre aujourd’hui, c’est que ces phénomènes sont alors vu d’un point de vue essentiellement social et juridique : il n’est pas fait état de pollution physico-chimique comme on l’entend de nos jours, mais des modifications des équilibres entre les acteurs sociaux. Ainsi, la notion de nuisance à cette période a une valeur opératoire : c’est une catégorie juridique, qui découle du droit commun, et qui permet d’attaquer en justice le responsable des dégradations environnementales. Celui-ci encoure non pas seulement des indemnités financières, mais aussi des peines relevant de la justice pénale, des amendes ou des peines de prison. 

La première occurrence attestée du mot « pollution » en tant que dégradation environnementale date de 1804 : une cour de justice écossaise mentionne la « pollution du cours d’eau » à propos d’une tannerie. Dans ce passage de la catégorie de nuisance à celle de pollution, Thomas Le Roux indexe tout d’abord un changement d’échelle au niveau spatial : la nuisance concerne un territoire circonstancié et des acteurs identifiés, une situation qui permet d’imputer facilement les responsabilités. Mais quand les pollutions se diffusent à une échelle beaucoup plus vaste, avec la multiplication des usines dans des villes comme Manchester, il devient difficile de retracer des causalités précises et de poursuivre des personnes identifiées. De cette mutation vont découler des changements du point de vue juridique. Thomas Le Roux insiste de plus sur un changement conjoint des formes d’expertise : les scientifiques sont de plus en plus mobilisés pour qualifier les dégradations environnementales. Leur raisonnement est largement différent de celui des juristes qui intervenaient jusqu’alors : pour établir des diagnostiques, ils mettent en place des processus de qualification des pollutions par des mesures de seuils, de doses, de volumes… Ces experts utilisent de plus en plus fréquemment ce mot de « pollution ». Thomas Le Roux précise : en 1850, il est assez courant dans les cercles scientifiques qu’interviennent des questions de pollutions des eaux ; en 1880, intervient la pollution de l’air. L’usage du terme, jusqu’aux années 1960, reste cependant cantonné dans ces cercles de scientifiques et d’experts. 

Des logiques sociales aux mesures technologiques

Thomas Le Roux attire donc notre attention sur les effets du passage d’un phénomène de nuisance, encastré dans des logiques et des modes de résolution qui relèvent du social, à une approche de la pollution, laissée aux mains des spécialistes et en relation avec des mesures technologiques. Par ailleurs, avant les années 1800, les pollutions sont essentiellement organiques : elles correspondent aux décompositions des végétaux, aux manipulations des parties animales pour fabriquer des matériaux, à la fabrication de charbon de bois… Ces pollutions sont de faible intensité et il y a une forme d’auto-épuration des milieux. De plus, la population mondiale n’atteint que 800 millions d’habitants, sa répartition n’est pas très polarisée, et le monde rural reste prédominant. Cependant, dans une société qui considère que le milieu est la principale source des maladies, et où l’eau potable et l’alimentation locales sont cruciales, il existe un ensemble de règlements coercitifs et très stricts de maintien des équilibres naturels, et de punition des fauteurs de trouble. Cette régulation est dans les mains des polices rurales et urbaines, dotées d’un pouvoir normatif, préventif et répressif important sous l’Ancien Régime. Les polices locales sont extrêmement pro-actives pour chasser les contrevenants : à partir du moment où un atelier ou un artisan laissent se dégager des fumées incommodes ou des mauvaises odeurs, ils sont généralement traduits en chambre de police et sont condamnés. L’aspect préventif quant à lui se traduit par des enquêtes de commodo et incommodo : avant d’exister, une tannerie, une teinturerie ou d’autres établissements doivent demander une autorisation, accordée ou non par le lieutenant général de police sur base d’enquêtes des commissaires de police des différents quartiers, qui déterminent si les installations projetées risquent d’être nuisibles ou pas.

A partir du XIXème siècle, dans certains pays du monde, quelques sociétés commencent à déroger à cette réglementation. Cette situation concerne principalement les mines du monde colonial. Thomas Le Roux prend l’exemple de Potosí, dans les montagnes des Andes, doté d’un gisement très riche d’argent. En 20 à 30 ans, à partir de rien, se construit sur la mine une ville de 100 000 habitants. Ce site, contrôlé par l’armé, se dote d’un droit minier tout à fait différent, considérant que l’exploitation de la ressource est le but premier, et que toutes les relations sociales qui en découlent doivent de fait se conformer à celui-ci.

De telles dynamiques se transfèrent en Europe, notamment en Grande-Bretagne, premier pays industrialisé. Ces règlements coloniaux spécifiques s’élargissent d’abord aux mines situées sur le sol britannique, puis sont ensuite étendus à l’industrie de manière générale. L’explication est simple : le pays est assez peu boisé mais possède des bassins de charbon, exploités massivement à partir du XVIIème siècle. Ces mines deviennent vitales pour le fonctionnement du pays, ce qui justifie un droit minier tout à fait différent de celui établi par la police urbaine. Le secteur des mines étant en connexion très forte avec le secteur de la chimie pour l’affinage des métaux notamment, mais aussi avec l’industrie métallurgique, celles-ci revendiquent rapidement de pouvoir s’affranchir également du régime réglementaire et judiciaire habituel. 

Thomas Le Roux explique les raisons qui font que la France reste d’abord à l’abri de ce nouveau phénomène : les mines sont y assez peu développées et restent sous l’emprise du droit de l’Ancien Régime. Il montre que dans ce pays, c’est la controverse liée à la production des acides, qui dure plusieurs décennies entre les années 1760 et 1830, qui va être le principal moteur de la mutation du régime français devenu par ailleurs dans les années 1770 leader mondial de l’industrie chimique. La demande en acides s’y intensifie fortement, car ceux-ci sont très utilisés pour affiner les minerais, pour la métallurgie en général mais aussi pour l’industrie textile, notamment pour blanchir les étoffes. Thomas Le Roux prend l’exemple de l’acide nitrique pour démontrer les transformations liées à ce développement, et la naissance de formes nouvelles de conflits entre les industriels et les secteurs économiques d’une part, et les habitants d’autre part. Jusque dans les années 1770, il existe six à huit ateliers en dehors de Paris, tout à fait contrôlés et surveillés. Un rapport de 1769 d’un commissaire de police, écrit à l’occasion d’une plainte de voisinage contre un atelier installé en ville hors zone dédiée et sans autorisation, note la dangerosité de ces établissements contraires à la santé publique, et la nécessité de leur suppression en tout endroit habité. Il s’ensuit la condamnation du fabriquant, qui fait appel au parlement de Paris qui confirme la sentence. Une enquête similaire réalisée quelques années plus tard en 1774 sur un établissement de même nature, mais en zone dédiée, permet à Thomas Le Roux d’illustrer les basculements qui s’opèrent. Les habitants, installés postérieurement à la fabrique, se plaignent de la destruction de leurs vergers par les vapeurs acides. Le lieutenant général de police ordonne une enquête des médecins de la faculté de médecine, à qui les vapeurs apparaissent supportables : elles ne sont ni nuisibles, ni dangereuses, preuve en est la bonne santé de l’ouvrier interrogé et des plantes de son jardin. Dans le premier cas donc, le jugement est fondé sur l’expérience et les questions sanitaires priment sur l’utilité économique ; dans le second, il est fait confiance à une expertise et à ses formes d’observations préscientifiques

Libéralisation de l’économie et pollution industrielle

Thomas Le Roux explique également cette transformation par un contexte très spécifique : les années 1774/1776 en France sont marquées par Turgot, contrôleur général des finances qui prêche la libéralisation d’une économie jusqu’alors très encadrée : la qualité des produits, leur volume, leurs aires d’approvisionnement et de vente, leur mode de production étaient très réglementés. Turgot, libéralisant l’économie notamment pour concurrencer la Grande-Bretagne, laisse aux industriels une liberté nouvelle. 

Thomas Le Roux rend également compte dans son exposé du premier grand procès de pollution industrielle, une usine d’acide sulfurique à Rouen, devient une affaire d’état. Le système technique de cet établissement créé en 1769 est tout à fait nouveau : plutôt que de faire brûler du souffre ou des pyrites de fer en vase ouvert et d’essayer de recueillir les fumées, la production est réalisée dans des cubes de plomb dans lesquels les vapeurs sont condensées. Cette technique s’avère désastreuse pour l’environnement et l’industriel Holker est condamné par la police locale. Il fait appel au parlement de Rouen, parvient à ce que l’affaire soit instruite au niveau national, au conseil d’état du roi. Les débats sont vifs entre partisans de l’encouragement de l’industrie et ceux qui considèrent qu’il s’agit d’une affaire de police. En 1774, la décision est prise est de laisser l’usine poursuivre sa production. Cette décision ouvre une brèche dans la jurisprudence ordinaire. 

Thomas Le Roux montre que l’on retrouve des expériences similaires dans d’autres secteurs qui manipulent des produits chimiques, au nom de la prospérité et de la concurrence face à la Grande-Bretagne. Ces brèches dans la réglementation habituelle sont encore des exceptions, et jusqu’à la Révolution française, la police reste dans un cadre normatif, préventif et répressif très fort. Le dernier aspect qui fait basculer les régulations correspond à l’adoption des nouveaux systèmes techniques, liés notamment aux machines à vapeur. 

Compétitivité et améliorations techniques

Les premières machines à vapeur françaises sont installées à Paris, pour pomper l’eau de la Seine et approvisionner en eau certains points de distribution. Ces machines, dont la technologie est britannique, fonctionnent nécessairement au charbon de terre, jusqu’à présent généralement interdit en ville à cause de dégagements importants de fumées. Le débat lié à leur installation à Paris dure deux années. Considérées comme un encouragement aux innovations techniques, et donc un moyen de soutenir la concurrence avec la Grande-Bretagne, ces machines sont finalement acceptées. Au nom de cet impératif de compétitivité, des brèches continuent ensuite à se mettre en place progressivement dans la réglementation, un mouvement accéléré par la Révolution française : avec l’abolissement de la féodalité sont aussi supprimées les règles de contrôle de l’économie. Thomas Le Roux montre que l’on quitte le droit commun, au profit d’orientations politiques liées à l’expression de la volonté de la nation. Ainsi par exemple, pendant plusieurs années, notamment en 1793 et 1794, les armées républicaines décrètent l’état d’urgence : il faut produire des armes, des selles pour les chevaux, des vêtements pour les soldats et l’industrialisation de Paris apparait nécessaire face à cette exigence. A cette occasion, Thomas Le Roux observe une recrudescence des conflits environnementaux, mais surtout une transformation en profondeur de leur mode de résolution : il ne s’agit plus de fermer définitivement les usines, mais d’améliorer, grâce aux connaissances en termes de chimie et de technologie, leur fonctionnement pour limiter les nuisances. Les chimistes viennent ainsi au secours des industriels dans une logique d’amélioration technique. Celle-ci va également permettre à l’industrie de s’implanter dans le milieu des villes. 

Collusion d’intérêts et indemnités

Thomas Le Roux présente d’autres cas emblématiques qui mettent quant à eux en lumière des phénomènes de concentration des pouvoirs sur ces questions environnementales. Jean-Antoine Chaptal, médecin, chimiste, mais aussi industriel, et ministre de l’Intérieur en 1801, occupe ainsi tous les rôles : producteur des pollutions, expert donnant une légitimité scientifique aux décisions, régulateur mettant en place le conseil de salubrité, une assemblée composée de membres ayant également des activités industrielles, fortement influente lors de l’édiction des lois. Ainsi, la loi de 1810 reconfigure l’ensemble des régulations de industries nuisibles. Elle rétablit les mesures de prévention : les établissements sont divisés en trois classes, par degrés d’incommodités décroissant, et doivent respecter les préconisations liées à cette catégorisation. En améliorant ses dispositifs techniques, une installation industrielle peut basculer de la première classe à la deuxième classe. S’installe donc de manière sous-jacente un régime qui travaille sur les doses et les seuils, et qui entérine le passage d’un régime de la prohibition à un régime beaucoup plus permissif vis à vis des pollutions. En effet, cette loi reconnait de fait les préjudices incontournables liés aux exploitations, et prévoit que la justice civile juge des indemnités données aux victimes. C’est à cette période, rappelle Thomas Le Roux, qu’on cesse graduellement de parler de nuisance, en tant que perturbation de l’équilibre social, pour utiliser le terme de « pollution ».Thomas Le Roux nous montre ainsi comment, d’une certaine manière, les pollutions ont été naturalisées comme un phénomène essentiel, normal, bien que secondaire, du monde industriel, et comment s’est construite leur acceptabilité sociale. Sa présentation nous permet de penser la situation contemporaine dans son historicité, et de prendre du recul face aux mécanismes actuels d’incitation et de régulation : eux aussi résultent bien de rapports de forces qui orientent non seulement la loi, mais aussi la manière dont les questions sont portées au débat public. En architecture comme en urbanisme, le cadre dans lequel évoluent les architectes résulte de mécanismes similaires, qu’il s’agisse des mesures liées à la transition écologiques, à la fabrication de la ville contemporaine, des règlements sur la production de matériaux et des exigences en termes de performances énergétiques…


[1] La mesure est réalisée à partir des ouvrages numérisés par Google books.