Compte-rendu de conférence, 11 octobre 2021, ENSArchitecture Nancy.
Sébastien Brunet est docteur en Science politique et administration publique. Il est spécialisé dans l’étude des risques, des méthodologies participatives ainsi que de la prospective et administrateur général de l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (IWEPS) depuis 2011. Depuis 2009, il est professeur à la faculté de Droit et de Science Politique de l’Université de Liège. Il a également dirigé durant une dizaine d’années le laboratoire SPIRAL (Scientific and Public Involvment in Risk Allocations Laboratory) à l’Université de Liège.
Sébastien Brunet commence son intervention par un constat : nos sociétés actuelles, engagées dans des processus de prise de décision fortement dépendants du politique, ne réussissent pas à penser le long terme. Or, dans la nouvelle ère géologique qu’est l’anthropocène, il est plus que jamais nécessaire de produire une pensée qui échappe à ce « récentisme », une pensée capable de nous projeter sur un temps long, de prendre conscience des dérèglements en cours, et de nous amener à passer à l’acte.
En effet, depuis la Révolution industrielle, nous n’avons cessé de passer outre les nombreuses alertes liées aux conséquences des changements climatiques, créant des dispositifs d’inhibition des risques et nous contentant d’apporter des solutions ponctuelles à chaque alarme prise isolément. Par exemple, face à un risque d’inondation se construit une nouvelle digue. Ces alertes, qui consistent en l’identification d’un risque, son analyse, son signalement, puis en enfin la mise en place de protection, mobilisent des ressources financières et matérielles, ainsi que de l’énergie. Dans un contexte de multiplication des alertes, nos sociétés doivent donc choisir sur lesquelles porter leur attention : émergent donc des dispositifs d’identification des vraies et des fausses alertes, ainsi qu’une institutionnalisation de leur gestion au travers de la mise en place d’administrations. Sébastien Brunet aborde ces risques, et les alertes qui leur sont liées, en tant que constructions sociales et politiques, au travers des discours produits par nos sociétés et de l’identification des pouvoirs qui s’y exercent.
Pour mieux les saisir, il est nécessaire de mieux comprendre comment est construite l’idée de risque. Sébastien Brunet explique qu’il existe deux approches pour définir celle-ci.
L’approche positiviste du risque
La première, celle de l’approche positiviste du risque, considère que le réel peut être mesuré, et que cette mesure est objective. Le risque est donc ici considéré comme une probabilité d’occurrences d’un évènement dommageable. Il est le fruit d’une construction à partir de données. Premières difficultés : les conditions de collectes de celles-ci peuvent les biaiser, et il faut donc conserver une grande prudence dans leur manipulation. À partir de ces données et d’énoncés particuliers, par induction, nous sommes alors supposés être capables de produire un énoncé général scientifique. Nous ne pouvons cependant pas récréer, au sein d’un laboratoire, la complexité du risque en lui-même, nous n’aurons qu’une version réduite du risque.
Or, cette méthode par induction génère une seconde difficulté : celle du cycle d’observation. En effet, il suffit que ce dernier soit trop court pour que les conclusions soient faussées, et nous ne sommes jamais certains d’avoir observé un objet sur tout un cycle complet.
Troisième difficulté : quand nous parlons de probabilités, nous avons l’impression d’avoir, de façon neutre et objective, une liste d’occurrences potentielles qui ne dépendent aucunement du contexte social, économique et politique dans lequel elles sont produites. Or, fondamentalement, même si ces probabilités d’occurrences ont les traits d’une certaine objectivité, elles sont toujours le fruit d’une construction et d’une volonté politique. C’est d’ailleurs pour cela qu’il existe des probabilités d’occurrences sur lesquels l’attention est portée et d’autres qui ont tendance à être dissimulées.
Quatrième difficulté : il manque un élément fondamental dans cette définition du risque, la prise en compte de la vulnérabilité. Par exemple, si une personne malade, porteuse d’un virus contagieux, parle avec plusieurs personnes dans une pièce à distance égale de chacune, elles n’ont pas la même probabilité d’attraper le virus, puisque ces individus ont des degrés de vulnérabilité différents (vacciné, déjà malade, résistant…). Le résultat d’un calcul du risque provient donc du croisement entre la probabilité d’occurrences de l’évènement dommageable et la vulnérabilité. Ainsi, si un événement dommageable a une vulnérabilité égale à zéro, alors le risque est, lui aussi, égal à zéro. Pour illustrer cette situation, Sébastien Brunet donne l’exemple d’un tremblement de terre : dans le premier cas, celui-ci a une probabilité d’occurrence de 1000 ans mais a lieu dans le désert, et il n’y a pas donc peu de dommages à craindre, la vulnérabilité est donc de zéro ; dans le second cas, le tremblement de terre a lieu tous les 1 million d’années mais dans une mégalopole, le risque est ici bien plus important.
Cette approche positiviste du risque est relayée par les institutions d’expertises scientifiques : ces agences d’analyse des risques prennent en charge l’étude de ceux d’entre eux qu’ils jugent importants. Elles proposent, après la phase d’identification scientifique des risques, une phase de gestion et de responsabilisation de ceux-ci. La gestion peut être de l’ordre de l’évitement du risque, de sa réduction, de son transfert financier (collectivisation des risques avec par exemple compensation financière), de son transfert spatial (déplacement par exemple de déchets dans des pays aux normes environnementales peu exigeantes), de son transfert temporelle (laisser les générations futures régler le problème par exemple dans la gestion des déchets nucléaires) et de l’information sur le risque.
L’anthropocène participe à transformer en profondeur les enjeux de cette appréhension du risque. Elle correspond d’abord à une augmentation en termes de probabilités d’occurrences de phénomènes naturels. Elle conduit ensuite à une remise en question de la différenciation entre risques dits « naturels » et risques dits « technologiques ». Elle bouleverse par ailleurs le principe de responsabilité : sommes-nous responsables de l’émergence des risques « naturels » ? Par exemple, une inondation reste-t-elle un phénomène naturel si elle est produite par une accentuation d’un phénomène météorologique du fait de l’activité humaine ? Qu’en est-il de notre responsabilité dans notre préparation face à cet évènement et à son anticipation ? Pouvons-nous encore identifier des « responsables » ? La responsabilité est-elle humaine, globale et totale ?
L’approche prospectiviste du risque
L’approche prospectiviste du risque concurrence le modèle linéaire positiviste. Elle laisse tout d’abord de la place à ce qui n’est pas « scientifique ». Sébastien Brunet propose ainsi d’augmenter la place de « l’expertise d’usage » – ces personnes qui ne sont pas « spécialistes », qui n’ont ni l’étiquette ni le label de l’expertise, mais qui sont porteuses d’un savoir. Cette prise au sérieux permettrait, en mobilisant un maximum de connaissances, de réduire au maximum les risques en améliorant leurs techniques d’évaluation.
Cette approche du risque ne cherche pas à augmenter notre capacité d’anticipation en utilisant les mathématiques, mais en réfléchissant de manière prospective, c’est-à-dire en travaillant sur plusieurs scénarios possibles. Elle permet d’avoir une autre relation au futur, attachée à de nouveaux récits et de nouvelles politiques. Sébastien Brunet affirme ainsi que c’est par l’augmentation de nos façons de voir le monde que nous pourrons réduire les risques et les probabilités d’occurrences. Au regard du contexte d’urgence et de l’accélération technologique, technique et social – qu’elle soit collective et individuelle -, il nous faut donc, selon lui, doter nos sociétés d’autres outils d’anticipation. L’approche prospective permettrait alors de penser sur des temps longs, aux échelles territoriale, institutionnelle ou thématique.
Cette approche peut se construire de deux manières : par la prospective exploratrice, en partant du passé du passé pour aller jusqu’au présent, puis, à partir de là, en cherchant des trajectoires sans idées préconçues de là où nous souhaitons aller, ou par la prospective normative, c’est-à-dire en se fixant un horizon particulier auquel il s’agit de parvenir.
Ces deux manières de faire et de penser montrent finalement qu’il n’y a pas de représentation classique du temps, pas un seul modèle et une seule ligne temporelle. Il y a au contraire un éventail de futurs possibles dont nous devons connaître les passés. Cette approche prospective est nécessairement diversifiée et systémique : elle convoque plusieurs savoirs et prend en considération les interrelations. Cette pensée est donc constructiviste. Elle est impossible dans des systèmes totalitaires (staliniens, hitlériens…) car ils ne prévoient qu’une trajectoire inchangeable. Dans les systèmes pré-totalitaires, la capacité de réfléchir collectivement reste limitée, et les espace-temps de discussions sur les futurs possibles sur nos territoires, nos institutions… demeurent restreints, limitant d’autant plus notre capacité à être critiques.